Fatherhood

Ren & Nate (Red Clover Gardens | Juillet 2019)

L’été ne se déroulait pas du tout comme prévu. Absolument pas. Et Nate avait horreur de ça, même s’il parvenait à accepter le coup du sort. Où était sa tranquillité ? Le farniente qu’on lui avait promis lorsqu’il avait décidé de ne pas s’investir à l’université pendant la session estivale ? Bon, Casey était rentrée de l’hôpital depuis une bonne semaine à présent, ce qui lui laissait enfin plus de temps libre. Non pas que s’occuper de sa compagne le dérangeait, au contraire, mais il aurait largement préféré se prélasser sans avoir à se soucier de rien avec elle, sortir avec la petite famille recomposée qu’il avait dorénavant. Alors, aujourd’hui qu’il avait sa fille et que Casey préférait rester à la maison pour se reposer après la veille qui l’avait épuisée, il avait décidé de prendre l’air en tête-à-tête avec sa petite. Enfin, disons plutôt que la jeune femme lui avait fortement conseillé de ne pas rester à l’intérieur et de profiter du beau temps avec Joyce. C’était donc grâce à cela qu’ils se retrouvèrent tous les deux dans les jardins du centre de la petite ville, entre les fleurs et le point d’eau, à s’amuser dans l’aire de jeux que la petite affectionnait tout particulièrement. Rien ne valait son rire quand elle grimpait sur les diverses installations, quand elle descendait le toboggan à toute vitesse, quand elle se trouvait une compagnie de son âge pour courir partout et se distraire. Lui, il se contentait de la regarder s’amuser et de l’accompagner de temps à autre lorsqu’elle avait besoin de quelqu’un pour la balançoire entre autre. L’extérieur, ce n’était pas son truc. Ni ces jardins, même s’ils étaient très agréables avec ces mille couleurs et senteurs. Pourtant, il y venait avec plaisir à chaque fois.

C’est alors que, après une absence d’esprit de quelques secondes tout au plus, Nate remarqua que sa fille n’était plus seule à s’amuser alors qu’un rire se mêlait au sien. Une petite fille bien plus jeune l’accompagnait à présent et Joyce semblait prendre son rôle de modèle à cœur. De grande sœur ? Mauvaise pensée. Pourquoi fallait-il toujours qu’il trouve un moyen d’en venir à ce sujet ? Du regard, le professeur chercha les parents de l’intéressée. Sans succès. Il n’y avait que peu de personnes dans les jardins, et aucun couple ne semblait se soucier du sort de la petite. Contrairement à ce jeune homme qui n’avait pas l’air de la quitter des yeux. Un jeune homme qui lui semblait familier. Bon, comme tout le monde dans ce petit village mais… Ah oui, c’est ça ! Sans hésiter, Nate décida de le rejoindre et d’échanger quelques mots entre pères. S’il ne se trompait pas, bien évidemment. « Bonjour. Ren, c’est bien ça ? » se risqua-t-il en s’approchant du jeune homme. « Nate. Je crois qu’on s’est croisés il y a quelque temps… C’est ma fille, là-bas. » Explications bien étranges et hachées. Mais, au moins, le jeune homme avait dit l’essentiel de ce qui avait traversé l’esprit du brun.

C’était toujours un plaisir de passer du temps avec sa fille, surtout quand les journées passées en sa compagnie se faisaient rares. Par chance, pendant l’été, Nate l’avait régulièrement grâce aux vacances qu’ils partageaient tous les deux. L’occasion de rattraper le temps perdu, toutes ces années séparées qui étaient passées bien trop vite. Et trop lentement à la fois. Étrange sentiment qu’il avait à repenser à cette période, semblant si lointaine avec tous les récents événements et pourtant, le brun savait sa situation encore précaire. Un faux pas, une bêtise avec la mère de sa fille et… Hesther n’était pas de ce genre, à vouloir le priver de son propre sang mais, Nate avait appris que le temps faisait parfois à sa façon en apportant mille rebondissements aussi joyeux que déchirants. Sauf que ce temps n’était pas arrivé – et n’arriverait jamais il l’espérait – alors il pouvait profiter sans soucis de sa journée avec la petite fille qui s’amusait comme une folle dans l’aire de jeux avec une nouvelle amie. Une amie dont Nate pensa reconnaître le père un peu plus loin, alors que lui aussi avait le regard rivé vers elles. Il s’en approcha donc pour le saluer et demander confirmation. Était-ce bien le jeune homme qu’il avait croisé avec… « Avec Tom oui, c’est ça. » Il ne s’était donc pas trompé. Forcément. « Et je les envie un peu. Joyce est toujours contente de se trouver un peu de compagnie. » Comme elle est fille unique. Et Nate ne prenait, bien évidemment, pas en compte sa nièce qui n’aurait jamais dû partager le même toit. Mais ça, c’était un autre débat fâcheux qu’il ne valait mieux pas aborder.

« Eh bien, ça nous évitera un coup de soleil. » Qu’il ajouta, souriant, acceptant la proposition de ce jeune homme. Enfin, s’il avait bien compris. Sinon il se retrouverait avec un Nate un peu trop envahissant à ses côtés. « Elle a quel âge ? » Sa fille, bien entendu. Cette question leur permit de s’occuper le temps de rejoindre un banc à l’ombre des arbres qui avait une très bonne vue sur l’aire de jeux. L’endroit parfait, en somme, pour discuter tranquillement en ayant un œil sur les filles. A vrai dire, maintenant qu’ils étaient installés, Nate s’étonnait des traits jeunes de ce visage déjà père. Bon, d’accord, il était absolument nul quand il s’agissait de donner un âge aux gens, encore pire pour les enfants mais… A côté de Joyce, il s’imaginait que la petite avait dans les trois ou quatre ans et il ne donnait pas plus de vingt-cinq ans à son père. Père à vingt ans ? Quelle horreur. Lui, il l’avait été à presque trente et n’avait pas été capable de gérer la pression… « C’est rare de croiser un père seul avec sa fille ici. » D’accord, c’était une façon de le faire parler sur sa situation puisque Nate pouvait se montrer d’une curiosité mal placée. Mais ça le rassurait tellement de comprendre qu’il n’était pas le seul avec une vie de famille compliquée… Non pas qu'il espérait que ce soit le cas pour ce jeune homme.

Le paradoxe, avec Nate, c’était son désintérêt pour les conversations banales au coin d’une rue cohabitant avec sa curiosité d’en apprendre plus sur les autres. Et puis, il fallait avouer que c’était toujours un plaisir de parler de sa fille, tant qu’il n’avait pas à évoquer sa situation de famille chaotique. Les grandes lignes, d’accord, mais pas les petits secrets honteux que personne ne voulait connaître. Alors, échanger innocemment avec un autre père qui profitait du temps seul avec sa petite, ça ça l’intéressait. Et voir leurs filles s’entendre si bien ne pouvait que les aider à se rapprocher, d’autant qu’ils n’étaient pas inconnus. Un ami de Tom, ça ne pouvait pas être un mauvais bougre, pas vrai ? Wednesday. Comment oublier un tel prénom ? La totalité de leur bref échange lui revenait immédiatement, même s’il n’y avait pas grand-chose à reprendre pour alimenter cette nouvelle rencontre. « Oui. Je suppose que c’est le cas de Wednesday aussi. » Ça, il n’en savait rien. Mais il s’en doutait puisque ce prénom avait été le seul évoqué. Et puis son âge… Oh, à moins qu’il soit de ceux qui avaient déjà trois enfants à vingt-cinq ans, marié depuis ses dix-huit... mais ce n’était pas vraiment l’image qu’il renvoyait.

Une fois installés, la conversation reprit de plus belle. Eh bien, ce n’était pas si désagréable de parler de tout et de rien, sans chercher un objectif particulier à cet échange. « Oh oui, ça passe bien trop vite ! » Digne d’un échange de petits vieux sur un banc pour leur discussion quotidienne dans le parc du village. Mais non, c’était bien deux pères d’un âge pas si avancé. Et qu’on ne dise pas l’inverse à Nate, même s’il allait fêter ses trente-cinq ans dans les jours à venir. « C’est ça. » répliqua-t-il dans un sourire. Alors il s’en souvenait de leur dernière conversation ? Impressionnant dans ce monde où tout le monde se moquait de l’autre. « Elle a six ans et demi, elle est de novembre. » Comme si c’était important, contrairement à la petite qui fêterait son anniversaire le mois suivant. Léger rire. Toute la famille, la folie de Redwood Hills et la passion de ses habitants pour les familles parfaites. « C’est un peu le genre du coin, c’est vrai. Et j’ai souvent l’impression d’être regardé de travers quand je suis seul... » Quelque chose lui disait que ce n’était pas qu’une impression, mais qu’importe. Nate pouvait supporter les regards tant qu’il était heureux avec sa fille. Pourtant, la suite de la conversation semblait bien moins positive. La situation de chacun. Se débrouiller seul. Père célibataire, donc ? Et ce sourire peu convaincant. Il y avait de quoi creuser, là. Mais oserait-il ? « J’essaie, pour Joyce, mais je suis pas quelqu’un d’extérieur. » Qu’il précisa dans un sourire. C’était peu dire, en toute honnêteté. « Mais bon, ce serait dommage de ne pas profiter du beau temps, pas vrai ? » Il s’était surtout senti obligé quand sa compagne avait insisté pour qu’il prenne l’air. Et puis, c’était sans regret avec le rire et sourire de sa fille. Alors pourquoi se lancer sur un sujet compliqué en jouant le curieux ? « Sa mère n’est pas… ? » Là ? Oui, forcément puisque Ren était seul. Il comprendrait le sous-entendu.

Assis là, sur ce banc à l’ombre à observer leurs filles et discuter, ces deux pères avaient l’air si semblables malgré les années qui les séparaient. Presque exaspérés des regards plein de jugements des soi-disant parfaits de Redwood Hills, peu passionnés par la nature qui les entourait et seuls avec leur fille dans ce jardin du village alors qu’ils n’en avaient pas tellement l’habitude. Deux pères célibataires, ou disons plutôt séparés de la mère de leur enfant. Deux hommes qui semblaient se comprendre et se dévoiler quelque peu, dans un accord tacite. Celui de parler, de questionner l’autre sans dépasser la limite de l’indiscrétion. Même s’ils allaient déjà loin dans la confidence. Parler de la mère de Wednesday. Qu’est-ce qui lui prenait, à Nate, de se permettre ce genre de question ? D’empiéter sur sa vie privée de la sorte ? Apprécierait-il qu’on lui pose la même ? Eh bien, on le découvrirait peu après puisque l’interrogation lui serait sans nul doute renvoyée. Le silence s’imposa un moment, laissant douter le brun sur la légitimité de sa curiosité mais cela fut de courte durée. Peu après,la réponse arriva. Une réponse en toute sincérité, en toute transparence. Surprenant. Enfin, surtout pour le brun qui n’avait pas l’habitude des discussions aussi profondes. Et c’était d’autant plus étrange qu’il avait l’impression de reconnaître sa propre histoire dans celle de Ren. Plus ensemble. Ils ne l’avaient jamais été. Leur fille ne comprendrait pas le pourquoi ni le comment. Il hocha la tête à cette dernière affirmation. « Oui c’est sûr, elle est un peu jeune pour ce genre de choses. » Tous les enfants l’étaient, de toute façon, lorsqu’il s’agissait des histoires de leurs parents. D’autant plus lorsqu’elles n’étaient pas joyeuses.

Puis Ren lui retourna la question, comme prévu. Sourire convenu. Eh oui, Nate, il fallait s’y attendre. Et il pouvait bien faire l’effort de partager ne serait-ce qu’un bout de son histoire. Un bout, celui qui ne le représenterait pas comme le père qui avait fui sa famille il y avait des années de cela. « C’est un peu pareil. On n’est pas restés ensemble très longtemps avec Hesther. » Plus d’un an ? Pas très longtemps ? Mouais. Moyen, Nate. Mais il considérait tout de même que leur relation était dans la même catégorie que celle des parents de la petite Wednesday. Une rencontre d’un soir, ou quelque chose dans le genre s’il lisait correctement entre les lignes, puis une naissance. Alors, oui, c’était dans le même ordre d’idée. « Mais on a réussi à trouver un terrain d’entente pour notre fille, comme ça elle peut voir ses deux parents. » Et son père, surtout. Parce que c’était lui le parent absent, contrairement à la situation de son interlocuteur s’il avait une fois encore compris correctement. « Elle aussi est encore trop jeune pour vraiment comprendre ce qu’il s’est passé, alors on profite encore de son innocence. » Sans les complications que la vérité engendrerait. Et ça, Nate préférait ne pas y penser. Et si sa fille le rejetait quand elle saurait pourquoi il avait été absent de sa vie ? Des complications, exactement. « Avant qu’elle décide de poser trop de questions, même si on se doute qu’elle observe beaucoup. » Et si ça arrivait bientôt ? Stop. Il ne lui restait plus qu’à se re-concentrer sur la nouvelle amie de sa fille. « Le temps passe vite, tu verras. » Remarque de petit vieux qu’il se faisait de plus en plus, et qu’il partageait de plus en plus. Et c’était raté pour changer de sujet. « Profitez bien de ses premières années, avec sa mère. » Qu’il sortir avec un air nostalgique, ou plutôt mélancolique parce qu’il savait qu’il avait beaucoup perdu en manquant plusieurs années de la vie de sa fille.

Étrangement, les deux jeunes hommes s’ouvraient sans retenue face à l’autre. Déballer autant de choses sur leurs vies personnelles, sur ce qu’ils avaient pu entendre ou imaginer venir de la bouche des autres… Le professeur aurait dû se sentir mal à l’aise devant un tel élan de sincérité, mais il avait foncé lui aussi. Tête baissée. Au fond, c’était d’un soulagement de partager une telle conversation. Peut-être qu’ils devraient lancer l’idée d’une sorte de club de pères célibataires (ou plutôt séparés) afin de mettre un terme à cette solitude, à ce sentiment laissant croire qu’on était seul à se confronter à certains questionnements. Une petite bulle masculine où ils pourraient oublier un peu les regards et les egos de chacun pour se concentrer sur l’essentiel : leur paternité. Oui, ce serait une idée. Une bonne ? Nate en était moins convaincu. Parler à une vague connaissance restait simple. Pas d’implication personnelle. Pas de risque de triste conséquence. Au pire, si la conversation avec Ren déraillait, il suffirait au brun de ne pas s’arrêter la prochaine fois  qu’il le croiserait en ville.

Oh. La boulette. Pourquoi Nate s’était-il lancé à parler de ça ? En même temps, comment aurait-il pu savoir que la situation était délicate avec la mère de la petite qui s’amusait avec sa fille ? En même temps, comment avait-il pu imaginer que la situation ne serait pas délicate après une séparation du genre ? « Je vois. » Je comprends ? Un peu. Mais pas totalement. Il essayait de se défendre de sa bêtise, tant bien que mal. Surtout mal, d’ailleurs. Des parents séparés se devaient de faire des efforts pour leur enfant, malgré les différends. Lui, il arrivait bien à occulter le fait que son ex sorte à présent avec son frère. Alors, Ren ne pouvait-il pas mettre un peu son ego de côté aussi ? Eh bien, l’histoire n’était peut-être pas aussi simple pour son interlocuteur. « Et il n’y a pas moyen d’arranger ça ? » De quoi je me mêle, Nate ? Ça devenait ta spécialité dans cette conversation. « Je veux dire, Wednesday a besoin de sa mère aussi. » De pire en pire. Mais une fois que Nate était parti, on ne pouvait plus l’arrêter. Malheureusement pour celui qui était en face et devait se retrouver dans une situation plus qu’inconfortable. « Enfin, je m’occupe sans doute de ce qui ne me regarde pas mais... » Et il s’en rendait compte sans mettre fin à la folie, encore mieux. Pourtant, ce qui allait suivre était relativement surprenant de sa part. « J’ai été à la place du parent absent, alors je sais que ce n’est jamais aussi simple qu’on peut le penser. » Avouer qu’il avait failli en tant que père à une personne qu’il connaissait à peine ? Une première. « Même si ça n’excuse rien. » A vrai dire, il n’avait aucune idée de l’histoire de Ren et de la mère de sa fille. Peut-être était-elle partie et ne souhaitait pas revenir. Peut-être était-elle torturée de ne pas voir sa petite. Eh bien, Nate, si seulement tu savais que tu la connaissais cette jeune femme. Perdue, déracinée. En quête de rédemption ?