Qui disait avoir Joyce plus régulièrement à la maison, disait aussi passer plus de temps à l’école pour l’y emmener et ramener. Ce n’était pas pour déplaire à Nate, qui adorait passer du temps avec sa fille et se montrer en père parfait, sauf quand les mauvaises rencontres lui tombaient dessus. Comme Calypso, par le pur des hasards. Mais bon, c’était un désagrément probable à chaque fois que l’on sortait dans cette petite ville de Redwood Hills. Le risque de tomber sur une connaissance, une mauvaise, parmi les quelques mille habitants du coin. Bref. Ce jour-là, c’était un drôle d’énergumène qui ne semblait pas faire attention à ce qui l’entourait. Rien de bien méchant, vous me direz. Sauf qu’une voiture débarquait au même instant. Ni une, ni deux.la catastrophe fut évitée par un réflexe sorti d’on ne savait où. Nate venait, selon les dires du jeune homme, de lui sauver la vie. Oui, bien sûr. Ne s’en souciant guère, il n’ajouta rien à sa remarque – étonnamment – désagréable et emmena sa fille jusqu’à son école avant de repartir. Direction Burlington et l’université. Autant dire qu’il ‘était loin de se douter de ce qui allait lui arriver, de ce qui allait frapper à sa porte une semaine plus tard.

C’était donc en plein travail, dans son bureau, alors que Casey était à a librairie pour la journée, qu’on vint l’importuner. Une sonnerie. Soupirant, il dut abandonner la lecture d’un dossier de recherches particulièrement intéressant sur l’aménagement urbain et la densité de la population dans l’état du Vermont. Une petite pépite parmi des recherches parfois trop scolaires, trop superficielles. Cet étudiant avait clairement un avenir dans le domaine de la géographie. Bref. Cette délicieuse réflexion avait été interrompue. Mais Nate décida d’attendre d’en découvrir le responsable avant de s’en agacer. La porte enfin ouverte, il découvrit un inconnu lui souriant étrangement en lui offrant une boîte. Qui ? Fronçant les sourcils, il laissa parler l’homme. « Non... » qu’il parvint à caser, en réponse à sa question. Le sauvetage ? Nouveau froncement de sourcil. De quoi pouvait-il bien parler ? Puis, ce fut l’illumination. C’était ça, son sauvetage ? Ridicule. Bref. Inutile d’être désagréable gratuitement. « Oui, c’est ça. » eut-il le temps de répondre, assez froidement, avant que l’autre ne se présente. Benny Cartwright. Jamais entendu parler de ce type. Un enseignant sans doute, vu sa question. Eh bien, il n’en avait pas l’allure. Mais bref, c’était bien le dernier de ses soucis. « Je peux savoir comment vous avez eu mon adresse ? » Parce que, aux dernières nouvelles, Nate n’était pas une célébrité locale. Et des pères, il y en avait plein à Redwood Hills. D’un air légèrement suspicieux, le géographe ne tenait pas spécialement à le laisser entrer. Ah, sa fameuse obsession pour la secte. Il fallait dire qu’avec tout ce qu’il se passait dernièrement, il était bien difficile d’accorder sa confiance à un inconnu. Quoique, si c’était un enseignant dans l’école du quartier… Pas trop de risque, pas vrai ?

Ça avait l’air de décevoir son visiteur, qu’il ne se souvienne pas de cet petit non événement. Enfin, c’était surtout de l’individu dont il ne se souvenait pas. Le fait d’avoir rattrapé quelqu’un sur le point de trébucher sur la route, ça c’était bien clair dans sa mémoire maintenant que ce Benny lui rappelait. Peu avenant, Nate n’aidait clairement pas le pauvre jeune homme dans sa mission. Aucune réponse, à part quelques commentaires par-ci par-là. Et cette question. Comment avait-il eu son adresse ? D’accord, Nate n’était pas du genre ermite caché au fin fond de la campagne du Vermont, mais il n’aimait pas trop savoir non plus qu’on se permettait de dévoiler son domicile à n’importe qui. Après tout, Benny Cartwright avait beau être professeur comme il l’avait fait comprendre, ça n’aidait en rien à cerner le personnage. Et, en bon parano qu’il était, le géographe ne pouvait laisser de côté certaines possibilités. Sa réponse était d’une évidence. L’école, forcément. Il n’y avait pas non plus mille enfants et donc mille familles dans ce regroupement scolaire… Assemblant les informations pour se faire une idée de la personne face à lui, Nate écouta la suite attentivement. Un professeur d’anglais ? Tiens, intéressant. Un professeur de littérature, donc. « J’imagine, oui. » Qu’il échappa, commentant le lien entre professeurs. Le géographe n’avait jamais enseigné en lycée, mais il y avait fort à parier que les collègues soient bien plus proches qu’à l’université avec le système de classes, de conseils et autres. A l’université, ça pouvait vite tourner au chacun pour soi.

Il le regarda un instant. A la meilleure boulangerie de Redwood Hills. Bon, au moins, ça ne venait pas du Snow Rose. Un peu plus détendu, Nate reçut le présent qu’on lui offrait et écouta la suite. « Redevable ? C’est pas la peine. Il ne vous serait rien arrivé de toute façon, à part quelques bleus au pire. » Qu’il finit par sourire dans une réponse plus sincère que les autres. Plus spontanée. Le visage moins fermé, il se dit qu’il était bien impoli de laisser cet homme à la porte, sans lui proposer d’entrer. Après tout, il avait fait tout ce chemin pour le remercier de lui avoir ‘sauvé la vie’. Certes, Nate n’était pas d’accord sur la terminologie, mais il pouvait être reconnaissant du geste. « Vous voulez entrer un instant ? » Un instant, oui. Il ne fallait pas abuser non plus. Se décalant du passage, il ouvrit la porte et invita Benny Cartwright à faire un pas chez lui. Espérons qu’il ne le regrette pas. Pas trop rapidement.

Nate ne savait pas trop que faire de ce jeune homme qui se présentait devant chez lui avec un présent pour le remercier de – je cite – l’avoir sauvé. D’abord méfiant, il répondait relativement froidement à ce Benny Cartwright avant de comprendre qu’il n’était absolument pas malintentionné. Ce n’était qu’une bonne âme, sympathique et reconnaissante, comme on en faisait que peu dans ce monde. Le géographe finit donc par être légèrement plus détendu face à cet inconnu qui tentait de son mieux de lui faire comprendre que son intervention avait réellement été salvatrice. D’ailleurs, le remarque suivant parvint à faire entendre raison au père de famille. D’un air convaincu, il répliqua : « Vu sous cet angle... » Il avait sans doute raison. Nate ne pouvait qu’imaginer que, avec des adolescents, l’enseignement était une tout autre histoire. Se ramasser devant eux n’était certainement pas le bon plan. Enfin dans de bonnes conditions, la politesse reprit le dessus et sa porte s’ouvrit davantage pour inviter l’enseignant qui avait fait tout cela dans le seul espoir de présenter ses remerciements.

Invitant cette nouvelle connaissance à rejoindre le salon et à s’installer, Nate déposa la boîte offerte sur la table basse et s’installa alors que son interlocuteur avait repris la parole. Lui avouer quelque chose ? Petite pointe d’appréhension. Et s’il s’était trompé sur son compte ? Mais non, ce n’était qu’une simple curiosité professionnelle. Et sa titularisation à son poste. Il faisait donc partie de ces jeunes enseignants en attente du précieux sésame ? Le géographe était bien content de ne pas avoir eu à passer par cette étape, l’université n’en requérant pas. Mais bon, il avait dû passer par la case doctorant. Une fois l’explication terminée, Nate sentit que ce n’était pas tout. Et alors ? Ah, il voulait donc son avis. Le problème était que l’accès à l’enseignement en université et en lycée ou collège n’était absolument pas pareil. « J’ai peur de ne pas vraiment pouvoir vous aider. J’enseigne à l’université alors je n’ai pas eu à passer de concours. » répliqua-t-il sans attendre, désolé de ne pouvoir aider ce jeune homme qui semblait plein de bonne volonté. « Mais je suppose que dire que c’est facile… enfin, ça me semble plutôt réducteur. » Les variables étaient bien trop nombreuses pour parler de facilité ou non. « Après, si vous avez de l’expérience dans l’enseignement, ce sera bien plus facile que si vous sortiez de vos études. Si vous montrez que vous avez des connaissances et que vous êtes capables de gérer un groupe, ça devrait fonctionner. » Et c’était ça l’essentiel, non ? Puis la curiosité piqua Nate, comme bien souvent. Avait-il un géographe face à lui ou un de ces inutiles enseignants d’arts ? Vu son look… Pas de jugement, Nate. « Vous enseignez quelle matière ? A quel niveau ? »

Nate devenait de plus en plus soupçonneux des habitants de cette ville, surtout des nouvelles têtes qu’il croisait et qui semblait s’occuper de ce qui ne les regardait pas. Pourtant, ce Benny avait l’air absolument inoffensif et se trouvait même être d’une sympathie étonnante. Il ne fallait rien de plus pour le géographe pour l’inviter chez lui et le remercier de sa venue. Une pure politesse, peut-être, mais une envie de se montrer tout aussi appréciable. Malheureusement, il vit bien que sa réponse ne satisfaisait pas son interlocuteur. Devenir professeur dans le secondaire ? Etait-ce difficile ? A vrai dire, Nate n’en avait aucune idée. « C’est juste différent. » Qu’il ajouta, ponctué d’un sourire poli. Non, il ne se mettrait pas en avant cette fois-ci en affirmant qu’il avait effectivement un niveau plus élevé que les enseignants de lycée. « Ah ça… Il y a toujours un ancien pour partager sa sagesse... » conclut-il dans un léger rire. L’université ne dérogeait pas à la règle non plus. Il y en avait des collègues à Burlington qui se permettait des remarques du genre – ou pire – à tous les jeunes professeurs qu’ils croisaient. Une façon de se mettre en avant, sans doute, dans ce monde si compétitif.

Puis la curiosité prit le dessus. Nate posa quelques questions à son invité et sourit largement à la réponse. Forcément, ça lui rappelait quelqu’un d’autre… « La littérature anglaise ? Ma compagne, » toujours aussi étrange d’utiliser ce terme, mais c’était bien mieux que ma copine, trop adolescent, trop enfantin, « Casey, finit sa thèse de littérature actuellement ! Elle pourrait peut-être vous conseiller mieux que moi dans le domaine alors. » Mais elle n’était pas là donc… Proposition inutile. « Je vous avoue que je ne sais pas comment vous faites pour supporter ces adolescents… Même si au lycée ce ne sont pas les pires. C’est pour ça que j’ai choisi l’université. Je suis libre de proposer les contenus que je souhaite et je n’ai que des étudiants intéressés en face de moi. Enfin, la plupart du temps... » Forcément, il y avait toujours une poignée de touristes qui choisissaient sa matière uniquement pour avoir les crédits nécessaires à la validation de leur année mais… ça faisait partie du job. Et en aucun cas Nate ne se retrouvait avec des immatures du genre à faire voler des avions en papier dans les classes. Pas comme dans ses cauchemars s’il avait à s’occuper de ces jeunes sans intérêt.

Comme toujours, le professeur trouvait toujours un moyen pour citer Casey dans ses conversations. Mais là, l’occasion avait été trop belle. Elle serait bien plus apte à lui parler de l’enseignement de la littérature que lui, peut-être même s’était-elle renseignée sur la manière d’obtenir un poste en enseignement à une époque. Bref, connaissant la jeune femme parfaitement, Nate savait de toute façon qu’elle ferait tout son possible pour aider le jeune homme, surtout s’il se présentait en tant que connaissance du géographe. « Elle est au travail là et ses horaires varient souvent. Vous pourrez toujours aller la voir à la librairie dans le centre en disant que vous venez de ma part, elle serait ravie de vous aider ! » Comme toujours, en effet. Mais la conversation ne s’attarda malheureusement pas sur la jeune femme – et pourquoi serait-ce le cas d’ailleurs ? - puisque Nate se pressa d’exprimer son désintérêt pour le lycée. Sans aucune offense à son collègue présent. « Il en faut pour tout le monde, c’est certain. » Qu’il répondit dans un sourire esquissé, histoire de se rattraper – un tout petit peu – s’il avait été maladroit. Rien ne pourrait le convaincre de l’intérêt d’enseigner à ces adolescents pourtant. Belle ironie puisque le géographe avait besoin d’eux pour avoir des étudiants intéressés par l’université… Mais c’était un tout autre débat qu’il était inutile de lancer.

« J’enseigne la géographie. » Ce beau sujet passionnant que peu de personnes lui enviait. Tant pis pour eux s’ils ne comprenaient pas son attrait. « Clairement pas le sujet le plus intéressant pour les jeunes lycéens. » D’où son désintérêt pour eux. Volonté de se justifier pour ne pas passer pour un anti-adolescent ? Peut-être. Mais aussi une volonté de prévenir une réaction chez son interlocuteur que Nate remarquait à chaque fois. La géographie ? Ugh. Parce qu’ils n’étaient jamais allés au-delà de la triste mémorisation des pays, climats et différents reliefs. Qu’ils viennent écouter un de ses cours, ils apprendraient que la géographie pouvait être aussi passionnante que l’histoire ou la littérature. Frappé d’un éclair de bon sens, Nate se rappela soudain qu’il n’avait pas eu la politesse de proposer à son invité quelque chose pour se désaltérer en remerciement de son petit cadeau. « Je me rends compte que je ne vous ai rien proposé, vous voulez boire quelque chose ? » Qu’il s’exclama presque alors qu’il était sur le point de se lever pour se servir lui-même un verre.