❖❖ Judson siffla pour rappeler son chien, mais c’était peine perdue, le berger allemand filait comme le vent à la poursuite d’une proie invisible, ses pattes s’enfonçant dans la neige qui était encore tombée la nuit dernière. Il fallait dire aussi que Floyd avait grand besoin de se défouler et tous les jours, le pompier sortait les deux chiens dans de longues promenades autour de chez lui, dans la campagne environnante de Redwood Hills. Ellie, l’autre chienne adoptée avec Olivia trois ans plus tôt, était un peu plus tranquille et trottinait allègrement aux côtés de son maître, presque indifférente à la course effrénée de son congénère. Il faisait toujours aussi froid, à l’instar des autres jours, mais ça n’allait pas décourager l’homme de sortir, surtout de promener ses chiens. Et Judson était un amoureux des grands espaces, il pouvait marcher des heures sans se lasser, et ce jour-là, profitant du fait qu’il avait été de garde la nuit et ne travaillait donc pas à ce moment-là, il avait bien l’intention de marcher plus loin que d’habitude. Jeremy était chez la nourrice, qui le gardait de plus en plus désormais, car son père ne voulait pas que la grand-mère de l’enfant se sente obligée de toujours s’en occuper, même si elle lui assurait être très heureuse d’avoir son petit fils avec elle, Judd préférait qu’il aille chez quelqu’un d’autre et ainsi, il avait l’esprit tranquille, même s’il irait sûrement le récupérer dès son retour de promenade. Il lui arrivait de l’emmener aussi, en même temps que les chiens, car Jeremy adorait aussi se promener, mais avec lui il ne pouvait aller très loin, car l’enfant se fatiguait plus rapidement. Et inutile d’imaginer utiliser la poussette sur les chemins de terre.
Judson réalisa alors qu’il s’était vraiment éloigné de ses trajets habituels de promenade et accéléra le pas pour rejoindre Floyd, même si le chien avançait forcément beaucoup plus vite que lui. Le pompier remarqua qu’il se trouvait sur le domaine d’une érablière, il reconnut sans mal l’une des cabanes à sucre utilisées pour fabriquer les produits obtenus de l’érable. Cela n’avait rien d’étonnant, on trouvait beaucoup d’érablières dans cette région du Vermont, mais Judson n’aurait jamais cru se retrouver aussi loin de chez lui. Il sortit de ses pensées quand il réalisa que Floyd, suivi maintenant par Ellie, s’était précipité vers une silhouette féminine qui se trouvait non loin de la cabane – une employée, sans doute. « Floyd ! Merde, Floyd, reviens ! Ellie ! » il se précipita dans leur direction, sachant combien un berger allemand et un croisé labrador pouvaient paraître impressionnants, et il discerna enfin les traits de la silhouette en question. « Kat ?! » il se rappelait bien de sa rencontre avec la jeune femme quelque temps plus tôt, au Garnet. Elle l’avait d’ailleurs plumé au billard et cette défaite lui restait en mémoire, même si la soirée avait été bonne puisqu’outre cette rencontre intéressante, il avait fait la connaissance du reste de sa bande d’amis. Judson mentirait s’il disait ne pas espérer la revoir un jour, mais il n’aurait jamais imaginé que ce serait ici, au beau milieu d’une forêt peuplée d’érables. « Tu... tu bosses ici ? » s’enquit-il avant d’interpeller ses chiens pour qu’ils se calment, mais ils étaient trop heureux de voir quelqu’un.
Revenir du Costa Rica et finir par accepter un job dans une érablière du Vermont, en plein hiver, était de la pure folie. À croire que Kat le voulait vraiment, ce coup de froid qu’elle avait évité par miracle lors de son retour dans le froid piquant nord-américain. Mais elle était une femme de défis, et surtout de grand air. Hors de question de se retrouver enfermée quelque part pour se faire un peu d’argent le temps qu’elle resterait dans ce coin perdu. Elle s’était donc tout naturellement tournée vers l’érablière où elle avait déjà fait une saison pour s’occuper les prochaines semaines. Et éviter ses parents qui commençaient à lui taper sur le système. Note personnelle : trouver un appart ou une chambre à louer. Levée de bonne heure, elle appréciait toujours admirer les paysages, la brume matinale surplombant le manteau neigeux tombé dans la nuit. Ça n’avait rien à voir avec les plages et forêts de l’Amérique Centrale, mais la brune était tout aussi émerveillée. Peut-être même plus. Trouver ce genre de merveille à deux pas de chez soi n’avait pas de prix. Pas pour cette amoureuse de la nature.
Ce matin-là, elle était seule à errer entre les arbres, dans la neige craquant sous chacun de ses pas. Lewis serait en retard, comme d’habitude. Tant mieux. Kat pourrait profiter de la quiétude de la nature assez longtemps, avant que cette pipelette ne vienne déranger ce petit paradis. Elle ne traîna pas pour autant dans ce paysage magnifique et s’attela à son travail. Vérifications en tout genre, mise en route de certaines machines puis récolte artisanale. Pas de quoi chômer. Parfait, elle adorait être active et faire quelque chose de ses mains. Pourtant, elle se rendit rapidement compte qu’elle n’aurait pas la paix souhaitée en ce début de matinée. Elle se retrouva assaillie par deux énormes chiens qui semblaient particulièrement heureux de trouver de la compagnie. Encore un promeneur qui ne faisait pas attention… Heureusement que Kat adorait les chiens et se laissa approcher avec plaisir. Elle joua un peu avec avant de se redresser et de chercher des yeux leur maître, sans nul doute dans les parages. C’est alors qu’elle entendit une voix déjà connue. Par chance, le souvenir était tout récent, ce qui lui permit de mettre un nom dessus immédiatement. Judson, le perdant du bar. Oui, elle s’en souvenait très bien. « La seule et l’unique ! » Qu’elle lança avec un sourire amusé. Ce n’était peut-être pas un bouleversement désagréable dans sa calme matinée, après tout. « Ouep, je fais la saison ! » répondit-elle toujours en souriant alors qu’il galérait à calmer ses chiens. Et puis, en quoi était-ce surprenant qu’elle travaille dans cette érablière ? « Tu t’attendais à voir un grand mec bourru, je parie ? » Elle extrapolait en interprétant sa question peu assurée mais elle profitait aussi de l’occasion pour l’embêter et jouer avec ce qu’elle préférait. Les stéréotypes. Mais surtout aller contre.
❖❖ Tomber sur Kat au beau milieu d’une forêt enneigée était bien la dernière chose à laquelle s’attendait Judson. Il crut d’abord que c’était une illusion de son esprit, un genre de mirage, mais il n’était pas dans le désert et de toute évidence, il ne rêvait pas. Alors il se contenta de sourire, amusé de la retrouver ici après leur soirée mouvementée au bar. La seule et l’unique. Oh ça, Judson voulait bien la croire, il avait eu un aperçu de son caractère enflammé quelque temps plus tôt et il devait reconnaître qu’elle avait l’air intense, mais cela ne le dérangeait absolument pas. Au contraire, il aimait les caractères intenses, ceux qui réussissaient sans mal à lui tenir tête, ceux qui possédaient un certain humour aussi. Car Judd avait besoin de rire, de plaisanter, même si ses blagues ne faisaient rire que lui. « Et c’est un job sympa ? Je pensais me reconvertir » demanda-t-il, à la fois amusé et sincèrement curieux. Il n’avait jamais bossé dans un tel lieu, même s’il connaissait beaucoup de monde qui l’avaient fait, surtout quand lui et ses potes étaient jeunes. Ce boulot aurait plu au pompier, être en plein air, exercer une activité plutôt physique, c’était bien son genre. Il parvint finalement à calmer ses chiens qui se détournèrent de Kat pour aller fouiner dans les environs. Judson ne s’en inquiéta pas, sachant que Floyd et Ellie ne partaient jamais très loin, ils restaient dans le coin. Et ils étaient assez obéissants pour rappliquer quand Judson les appelait avec insistance, la plupart du temps en tout cas. Quand ils couraient après un lapin ou un petit animal du même acabit, il ne pouvait plus jurer de rien.
« Ouais, c’est à peu près l’idée que je me faisais d’un type bossant ici. Avec une toque de fourrure, une chemise à carreaux et une barbe fournie. Un peu le même genre que moi, en fait » fit-il mine de réfléchir, allant dans le même sens qu’elle. La toque de fourrure en moins, puisqu’il portait seulement un traditionnel bonnet pour se protéger du froid mordant. Il finit par éclater de rire avant de balayer les environs du regard, comme pour observer en détails le lieu de travail de la jeune femme. « T’es pas emmerdée par tes collègues de bureau ou par des clients chiants, toi, en tout cas... » à moins qu’elle ne s’occupait aussi de la vente des produits liés à la récolte de sirop d’érable, et auquel cas elle aurait aussi des clients, mais ce n’était pas la même chose. « Et j’imagine que tu t’attendais pas à tomber sur moi non plus » résuma-t-il, songeur. C’était la première fois qu’il s’aventurait dans le coin, et même si Kat ne travaillait pas ici depuis longtemps, elle devait s’étonner de le croiser en forêt. A première vue, elle n’avait pas l’air d’avoir une peur bleue des chiens, ce qui était un bon point aux yeux de Judson, grand amoureux des bêtes. Avec deux bêtes telles que Floyd et Ellie dans les parages, mieux valait effectivement ne pas craindre les chiens !
Ce n’était pas courant de croiser des inconnus dans cette partie de son travail. Et encore, c’était un euphémisme. Peu de personnes erraient dans les domaines des érablières. Tant mieux. Kat n’aimait pas les curieux qui se permettaient tout et n’importe quoi jusqu’à la déranger. Elle avait beau avoir l’esprit libre, elle prenait ses responsabilités au sérieux. Pas grand-chose, pour certains. Après tout, ce n’était que de la récolte pour du sirop. Mais on comptait sur elle, et elle ne tenait pas à décevoir. Bref. La présence qui vint à elle, cependant, ne la dérangea pas. Deux grands chiens puis leur maître, pas inconnu. Les joies d’une petite ville où les rencontres fortuites n’étaient pas si rares. « C’est sympa ouais ! Mais c’est du saisonnier, alors pour la reconversion il va falloir penser à autre chose si tu veux du stable... » Après tout, elle ne le connaissait pas ce Judson. Peut-être qu’il appréciait lui aussi les petits boulots du genre. Mais son discours au bar sur sa journée difficile lui avait laissé entendre que c’était tout autre chose. « Tu veux changer de boulot ? Le tien te plaît plus ? » l’interrogea-t-elle. Pas d’indiscrétion puisqu’il avait lui-même commencé le sujet. Et s’il la trouvait indiscrète, eh bien… tant pis.
Les chiens calmés, il était enfin possible de discuter tranquillement. Kat avait lancé une plaisanterie, pour taquiner le jeune homme surpris de la croiser ici. Et lui avait mordu à l’hameçon. Elle rit à son tour à sa remarque. C’est vrai qu’il avait bien plus l’allure qu’elle pour ce genre de boulot. Si on tenait compte des clichés, bien entendu. « J’attends de voir la toque de fourrure alors pour te dire si le rôle t’irait vraiment bien ! » Qu’elle plaisanta à son tour. Et elle ne manquerait pas de la réclamer s’il venait à se revoir un jour, histoire de bien l’embêter. Judson remarqua ensuite la tranquillité de l’environnement. Pas d’emmerdes, exactement. Même s’il lui arrivait de faire un tour par la boutique de temps en temps, selon les besoins. « Ah non, ça c’est sûr ! Mais attends de voir Lewis, il devrait débarquer d’une minute à l’autre. Il peut jamais se taire, je vais encore avoir droit au récit de sa nuit folle avec une pauvre fille récupérée dans un bar, comme chaque jour pour expliquer son retard... » Elle leva les yeux au ciel, dévoilant son agacement. Oh, elle l’avait bien renvoyé balader mille fois depuis qu’ils travaillaient sur les mêmes horaires. Sans succès jusque là. Au moins, il n’essayait plus de flirter avec elle, c’était déjà pas mal. « C’est vrai qu’on croise rarement des promeneurs dans le coin. Je vais finir par croire que tu m’as suivie, Howell... » ironisa-t-elle, amusée. Voyons comment il pourrait se sortir de la situation. Pourtant, elle lui offrit une porte de sortie, au cas où sa répartie ne fasse pas le poids. « Mais je suppose que les vrais coupables sont les deux qui ont voulu me sauter dessus ? » conclut-elle, désignant les deux chiens qui vadrouillaient dans le coin. La forêt d’une érablière n’était pas, sinon, le coin préféré des promeneurs.
❖❖ Judson avait déjà envisagé sérieusement de quitter la caserne, malgré toute l’affection qu’il éprouvait à l’égard de son boulot. Mais maintenant, depuis qu’il se retrouvait en tant que père célibataire, il aspirait parfois à trouver une activité moins dangereuse ; pas question de laisser son fils orphelin si un jour il devait lui arriver quelque chose, comme c’était déjà arrivé à certains de ses collègues. Mais le risque zéro n’existait pas et pour l’heure, il avait trop besoin de cette adrénaline, de ce boulot qui donnait un sens à sa vie. « Ouais, effectivement. J’ai pas les moyens de vivre de petits boulots pour le moment » pas avec un enfant en bas âge, hors de question. Mais il aurait aimé bosser dans une érablière, tout comme il avait aussi envisagé de se lancer dans la gestion d’une ferme, entre autre parce qu’il avait déjà le terrain, vivant dans une ancienne ferme dont le corps principal avait été rénové. Mais d’autres bâtiments pourraient servir à autre chose qu’à un garage. « Si, en fait. Je suis pompier depuis pas mal d’années, et ça me plaît. L’adrénaline, les interventions qui ne se ressemblent pas, porter secours... c’est mon truc. Mais parfois, c’est juste... trop. Puis je me dis que je pourrai pas faire ça toute ma vie » mais là encore, il n’avait jamais trouvé le courage de sauter le pas, peut-être par peur de regretter, même si on lui avait déjà suggéré de garder un pied dans le milieu en devenant pompier volontaire, mais il n’était même pas certain que cette alternative lui plaisait. En fait, depuis le départ d’Olivia, Judson doutait de plus en plus et fidèle à lui-même, plutôt que de se lancer, il préférait appliquer la politique de l’autruche et donc, ne rien faire.
Il esquissa un sourire quand Kat parla de le voir avec sa toque de fourrure et d’un ton amusé, il répondit alors « Mauvaise idée, avec la toque tu vas définitivement craquer pour moi, c’est un pari trop risqué » il la cherchait un peu, impatient de connaître sa réponse, même si ce n’était qu’un jeu à ses yeux. Un jeu dans lequel Judson se complaisait, n’ayant plus eu l’habitude de flirter avec quiconque depuis longtemps, en dehors de quelques échanges savoureux au bar avec d’autres femmes, mais rien qui ne sorte de l’ordinaire. Avec Kat, il avait l’impression d’être au niveau au-dessus. Il évoqua ensuite le fait que la solitude devait primer, dans un boulot pareil, si bien qu’elle n’était pas embêtée par les collègues, mais elle le détrompa rapidement en évoquant un certain Lewis, inconnu au bataillon. « Eh, qu’est-ce que tu en sais ? La pauvre fille en question a peut-être de la chance de se retrouver avec ce gars » il était d’excellente humeur, même si sa journée n’avait pas forcément très bien commencé. Mais il la comprenait largement, en grand adepte du silence, il détesterait se retrouver face à un type pareil. Et lui, plutôt que de l’écouter poliment, l’aurait probablement envoyé paître bien plus tôt que Kat. « Quoi, moi ? Jamais je n’oserais » assura-t-il d’un ton faussement surpris, comme s’il était parfaitement innocent. Mais de toute façon, ce n’était pas son genre. En dehors d’aborder les jolies femmes dans le bar qu’il affectionnait, il n’allait pas s’amuser à les suivre partout où elles allaient, c’était un coup à se retrouver asperger de spray au poivre et recevoir un coup dans les parties intimes. Alors non, il valait bien mieux que ça. « Affirmatif, c’est eux que tu dois engueuler. Le berger allemand, c’est Floyd. L’autre, le... chien indéfinissable, c’est Ellie. Ils sont ravis de faire ta connaissance » au même moment, Ellie passa à toute vitesse sous leur nez, bientôt suivi de son compère.
Mine de rien, Kat commençait à en apprendre plus sur cet inconnu du bar. Bon, d’accord, pas de quoi écrire sa biographie, mais il fallait bien débuter quelque part. Et cet échange l’aidait à cerner le personnage. Deux rencontres, deux plaintes concernant son travail. Impossible de ne pas attiser sa curiosité, même si elle ne demanda pas directement de quoi il s’agissait. Ce n’était pourtant pas son genre d’essayer d’être délicate en évitant de mettre les pieds dans le plat, mais elle préférait sur ce sujet qui pouvait être difficile de mille façons. S’il buvait pour penser à autre chose l’autre jour, mieux valait… Eh bien non, elle finit par s’y intéresser quand même. « Pompier, rien que ça ! » Oui, c’était la seule chose qu’elle retenait de sa petite tirade. Bon, pas que ça, d’accord. Une fois la surprise passée, comme si être pompier avec quelque chose d’exceptionnel, elle put se reprendre. « Je comprends mieux pour l’autre soir du coup. Une intervention difficile ? » Bref, pourquoi lancer le sujet là-dessus s’il ne le vivait pas toujours bien ? L’optimisme à la Kat lui serait bien plus utile que ce genre de curiosité, alors elle trouva de quoi le rassurer. Si saisonnier dans une érablière n’était pas pour lui, il finirait bien par trouver ce qui lui correspondait vraiment. « Une opportunité viendra se présenter un jour, il suffit d’être patient je suis sûre ! » Et parfois de forcer le destin. Pourtant, le Judson qui se tenait en face d’elle ne semblait pas véritablement prêt au changement. Plus tard, peut-être. Elle l’espérait pour lui, en tout cas, s’il voulait se sortir de ses préoccupations.
Comme ça, il reprenait son jeu du bar pour flirter avec elle ? Au fond, elle ne savait pas trop si ce n’était qu’un jeu innocent ou non, mais elle s’en moquait. Ça l’amusait, et c’était la seule chose qui l’intéressait. « Je vais définitivement avoir envie de la voir cette toque maintenant ! » Qu’elle lui sortit du tac au tac, lui rendant un sourire amusé. Peut-être trop, d’ailleurs. « Mais, ça reste entre nous, je suis pas sûre que ça t’aille si bien... » avoua-t-elle tout doucement, comme si elle attendait de lui la plus grande discrétion sur sa révélation. Puis elle se mit à rire, légèrement. Qu’il ne se croit pas si irrésistible tout de même. Et attention, elle l’avait prévenu qu’il risquait de tomber dans la case des pauvres types s’il s’aventurait trop sur ce terrain. En parlant de ce genre d’hommes, elle en avait un beau spécimen pour collègue. La solidarité masculine dut rattraper Judson pour qu’il ose la contredire sans même connaître l’individu. A moins qu’il ne le connaisse, justement… « C’est un gros lourd du même genre que le mec du bar, alors oui, j’en suis sûre. Et c’est là que tu me dis que tu le connais, non ? » Qu’il lui réponde oui ou non ne changerait rien à son discours. C’était un gros lourd, exactement. Mais un gros lourd qui avait la décence d’arriver en retard régulièrement et de la laisser travailler en paix. Dans cet endroit vide de distractions, sauf quand on la suivait, qu’elle plaisanta. Elle sourit, satisfaite de l’air qu’il prenait. Heureusement, qu’il n’oserait pas. C’est alors qu’il lui présenta les coupables de cette rencontre. Ses chiens. « Les engueuler ? Quand même pas, les pauvres…Ils ont juste voulu être polis et me saluer, c’est tout ! » Et Kat n’était jamais dérangée par des animaux qui cherchaient un peu de compagnie. Tant qu’ils n’étaient pas répugnants ou ne cherchaient pas à la dévorer. « Pauvre Ellie… Le chien indéfinissable… Qu’est-ce qu’elle t’a fait pour mériter ça ? » L’autre aurait suffit. Pourquoi chercher à déprécier autant son chien ? En tout cas, ce n’était pas le genre de qualificatif que la jeune femme trouvait adéquat. Quitte à s’occuper de ce qui ne la regardait pas.
❖❖ Judson approuva d’un hochement de la tête quand Kat parut surprise de le savoir pompier. Il mentirait s’il disait ne pas être fier de son boulot, bien sûr, mais cela ne lui faisait plus grand-chose désormais, il en parlait avec légèreté. Un boulot comme un autre, pas très bien payé en plus de ça, mais heureusement, il ne le faisait pas pour l’argent. Presque pas. Maintenant que les fins de mois étaient difficiles, il aurait bien aimé trouver de quoi mettre un peu de beurre dans les épinards, mais là n’était pas le propos. « Ouais, ça arrive parfois. Dans ces cas-là, le bar est un bon moyen de se changer les idées » confirma-t-il sans en dire plus. Il s’épanchait rarement, évoquait très peu son boulot, surtout pas avec les personnes qu’il venait de rencontrer. En général, après une intervention difficile, un débriefing avait lieu avec le reste de l’équipe, et c’était auprès de ses collègues que Judson se tournait, car seuls eux pouvaient comprendre. En dernier recours, il s’adressait à ses potes ou même à sa famille, mais ce n’était pas toujours dans ses habitudes. Car après tout, c’était son fardeau, pas le leur. « J’avais pensé à trouver un petit truc à côté de mon boulot, de quoi me faire un peu d’argent. Mais j’sais pas où je trouverais le temps pour ça » son temps, il voulait le passer avec son fils, le plus possible. Il ne serait pas le père parfait, mais il s’efforçait d’être présent en dépit de tout. Et puis pour le moment, son boulot lui convenait, il n’allait pas se plaindre.
Il éclata de rire devant la réflexion de la jeune femme. « Ok, pari tenu. Tu verras... » maintenant, il lui faudrait dégoter une horrible toque imitation fourrure, avec une queue de castor à l’arrière (ou de raton-laveur) pour que vive un peu plus le cliché, et il ne savait guère où il pourrait dénicher ça, il ne s’était jamais posé la question. Mais Judson tiendrait son engagement, foi de Howell. « Qu’est-ce que t’en sais ? Tu pourrais bien être surprise » assura-t-il quand elle fit remarquer que ça ne devait pas bien lui aller. En fait, ça ne devait aller à personne, mais il pouvait bien en rire un peu, surtout que cette conversation n’avait absolument aucun sens, autant y aller à fond. Elle en vint à évoquer ce fameux collègue du même genre que le type du bar et il ne put s’empêcher de demander « J’suppose que beaucoup de mecs rentrent dans cette catégorie, selon toi, pas vrai ? Mais je te rassure, je connais pas ce gars-là. J’ai connu un Lewis une fois, il y a longtemps... il a déménagé pour vivre au soleil, c’est pas son genre de bosser dans une érablière » à moins qu’il ne soit revenu du sud des Etats-Unis pour se terrer ici, mais il en aurait entendu parler, il était donc impossible que ce soit le même. Puis il parla de ses chiens en exagérant le fait que Kat doive les engueuler, car c’était de leur faute s’il se retrouvait ici, même si bien sûr, il n’en pensait pas un mot. « Allez, c’était affectueux, elle sait bien que je l’adore » il esquissa un sourire malicieux tandis qu’Ellie, comme sentant qu’on parlait d’elle, revenait dans les parages. « J’ai souvent préféré la compagnie de mes chiens aux humains, d’ailleurs. J’imagine que c’est pas ton cas, avec tous les voyages que t’as fait, s’attacher à un animal c’est plus compliqué » rien de péjoratif dans son propos, c'était une simple constatation. Judson tendit la main pour gratouiller la tête de la chienne, alors que le berger allemand revenait à son tour, jaloux de la première. Fatigués par leur course effrenée, ils avaient ralenti l’allure.
Il était donc pompier. Intéressant. Kat aurait plaisanté sur le fait qu’il vienne la sauver si elle faisait un malaise, mais elle avait senti que le sujet n’était peut-être pas si léger. Après tout, elle n’avait aucune idée de ce qui pouvait composer la vie d’un combattant du feu dans un trou perdu comme Redwood Hills. Elle s’imaginait qu’il n’avait qu’à sauver les vieilles dames ou récupérer les chats coincés, mais c’était sans compter sur les incidents liés à la secte et toutes les exploitations alentour qui pouvaient entraîner de gros dégâts. « Le bar est un bon endroit pour tout ! » Oublier une mauvaise journée. Passer du temps entre amis. Faire de nouvelles rencontres. Tant mieux s’il avait trouvé quelque chose pour ne plus y penser. Ce qui lui donna une petite fierté d’avoir eu l’idée de l’inviter à passer la soirée avec ses amis. Peut-être qu’elle avait réussi à embellir un moment de sa vie. Ou à le rendre moins désagréable, puisqu’il avait l’air des gens qui voyaient le verre à moitié vide. « On trouve toujours le temps quand on veut vraiment quelque chose. C’est peut-être juste pas le bon moment. » affirma-t-elle, toujours aussi fataliste. Ce n’était clairement pas le bon moment, quelles que soient ses raisons. Et elle n’irait pas chercher plus loin. Les problèmes des autres, ça ne la regardait pas. Encore moins avec quelqu’un qui avait l’air de ne pas avoir fait la paix avec une partie de sa vie. Kat avait beau être sympathique, elle ne tenait pas non plus à se transformer en psychologue pour chaque indécis ou entêté qui croisait sa route.
Pourtant, le rire de Judson lui prouvait qu’il n’était pas un cas désespéré. Elle rit avec lui. Pari tenu. Toujours aussi intéressant. Mais il remettait en doute son jugement. Erreur. « Je serais clairement surprise, c’est le genre de chapeau qui ne va à absolument personne ! Toi y compris ! » Comprenez, même sur un homme pas désagréable à regarder. Ce qu’elle n’aurait aucune gêne à dire si elle ne se complaisait pas dans ce petit jeu imprécis qui s’installait entre eux. Tant mieux donc si son lourd de collègue n’était pas encore là. Eh oui, encore un lourd autour d’elle. « Beaucoup… tout de suite. C’est pas de ma faute si je les attire les pauvres types... Je me méfierais à ta place, le fait qu’on se croise encore veut peut-être dire quelque chose sur toi ! » répliqua-t-elle pour lui renvoyer sa remarque en pleine figure. Elle jugeait peut-être difficilement la plupart des hommes, mais il ne fallait pas exagérer, elle était capable d’en trouver certains agréables. Et elle lui aurait bien conseillé de ne pas trop l’embêter s’il tenait à rester dans cette catégorie. Heureusement, les animaux les amenaient vers un sujet moins risqué. Les fameux coupables de cette rencontre. Oh, elle se doutait bien qu’il les adorait ses chiens. Pourquoi en avoir sinon ? Là était l’un des points négatifs de ses aventures. « J’ai toujours adoré les animaux, mais c’est vrai qu’avec mes voyages… Je peux pas me le permettre. Ce serait la galère dans certains endroits, et d’un autre côté, ça m’attristerait trop de les laisser ici pendant des mois. » Beaucoup trop. Et, à quoi cela servirait-il si elle devait toujours les laisser chez ses parents ou d’autres proches ? Autant ne pas en avoir, ou s’attendrir devant les fidèles compagnons des autres. « Alors je vis par procuration, avec ceux des autres. Ma sœur a adopté un chien il y a quelque temps, il est trop adorable ! Même si c’est un chien de ville... » Sous-entendu, un petit chien qui n’était pas réellement fait pour les grands espaces. Pas comme ceux de Judson. Pas comme ceux qu’elle affectionnait particulièrement, ceux qui s’accoutumaient du même mode de vie intrépide qu’elle.
❖❖ Kat avait raison, le bar était un bon endroit pour tout, pour n’importe quelle situation. Que l’on soit déprimé ou au contraire très heureux, on pouvait trouver son compte là-bas, c’était bien pour cette raison d’ailleurs que pendant longtemps, Judson avait été un pilier de bar. Aujourd’hui, il ne pouvait plus l’être autant à cause de son fils, il avait des responsabilités, une vie, et parfois il regrettait cette insouciance d’antan. Il réfléchit un temps à ce qu’elle venait de dire avant d’approuver d’un hochement de la tête. Ce n’était pas le bon moment pour changer de vie, pas tant qu’il n’aurait pas retrouvé une certaine stabilité dans sa vie privée. Pour le moment, malgré les mois qui passaient, il avait toujours du mal à se faire à son rôle de père célibataire, à s’habituer au départ de la femme qu’il aimait, il n’avait pas l’impression d’avoir trouvé un équilibre, si bien que tout plaquer d’un point de vue professionnel serait suicidaire, sachant que son boulot lui permettait de se raccrocher au moins à quelque chose. « En tout cas, tu sauras qui appeler si un jour tu arrives à foutre le feu à tes rideaux » plaisanta-t-il, une lueur amusée dans le regard. Il n’avait toujours pas décroché son numéro de téléphone, même si la dernière fois ils avaient évoqué le fait d’aller se faire une partie de basket un de ces jours, mais c’était resté en suspend. Mais au moins, si Kat appelait la caserne pour une quelconque raison, ce serait certainement Judson et ses collègues qui rappliqueraient. Il se promit ensuite de trouver une toque de fourrure dans le seul but de faire rire Kat – et peut-être de confirmer ses dires sur le fait que cela n’allait à personne.
« Eh, tu sais ce qu’on dit... Je suis peut-être l’exception qui confirme la règle » lui-même ne se considérait absolument comme l’un des pauvres types qu’elle évoquait, mais il préférait ne rien dire de peur de s’attirer encore les foudres de la jeune femme qui risquait de réviser son jugement à son sujet. « Mais j’te trouve dure avec toi-même. Qui dit que tu les attires ? Ou alors c’est une histoire de karma » fit-il semblant de réfléchir, sans avoir vraiment d’avis sur la question. Il ne connaissait pas assez la jeune femme pour savoir si effectivement, elle collectionnait les types de ce genre, si elle en avait beaucoup fréquenté par le passé, ou si c’était seulement une façon de parler parce qu’ils avaient fait connaissance au Garnet, après l’intervention d’un homme plutôt lourd. Ensuite, il en vint à évoquer ses chiens, l’un de ses sujets de discussion favori car c’était un véritable amoureux des bêtes – des chiens en particulier, il n’avait jamais vraiment accroché avec les chats, les trouvant trop indépendants, trop fiers, trop chiants. Mais il ne pourrait probablement pas vivre sans chiens et c’était bien pour cette raison qu’il était autant attaché à Floyd et Ellie. Floyd, il l’avait adopté quand il n’était qu’un chiot de quelques mois, en plus. « J’comprends, ouais. Même si certains chiens voyagent très bien, ils ne sont pas toujours les bienvenus partout » surtout les gros chiens, ceux que Judson préférait. D’ailleurs, il esquissa un sourire quand Kat parla de chien de ville. Oui, il voyait très bien ce qu’elle voulait dire par-là. « C’est pas mon style, mais j’imagine » puis il jeta un coup d’œil derrière Kat, en direction de la cabane à sucre, et demanda « Tu penses que j’aurais droit à une dégustation ? » il aimait le sirop d’érable, alors il en profitait de se trouver sur les terres d’une érablière pour tenter le coup.
L’homme qu’elle avait en face de lui ne semblait clairement pas prêt pour les changements qu’il souhaitait apporter dans sa vie. Un nouveau travail ? Ce n’était pas si difficile. Mais, bien sûr, elle ne connaissait rien à sa vie ou à son mode de vie. Kat était une aventurière sans attaches et ne se souciait pas du lendemain. Il y avait toujours une solution, elle la trouvait à chaque fois. Même si parfois cela signifiait qu’il fallait accepter de vivre quelques galères. Tant de choses pouvaient empêcher Judson de se lancer dans une telle aventure, tant de choses. Il en parlerait s’il le souhaitait, Kat n’allait pas le forcer à se dévoiler alors qu’ils se connaissaient à peine. Bref. Il n’était pas prêt, point. Par contre, pour les plaisanteries, il semblait toujours au rendez-vous. Si elle mettait le feu à ses rideaux… À vrai dire, ce pourrait être son genre avec sa maladresse notoire. Chez les Miller, au moins. « Ou si un arbre me tombe dessus ! » répliqua-t-elle dans un léger rire. Ce serait clairement plus rassurant de se retrouver face à un visage connu plutôt que d’avoir à faire à de parfaits inconnus. Surtout dans un moment d’angoisse du genre. Mais ce serait surtout plaisant de le revoir lui. Avec la toque, bien entendu. Même si ça ne faisait pas partie de l’uniforme. Dommage. Quoique, pour l’uniforme, ce ne serait peut-être pas si regrettable.
Alors comme ça, il ne se voyait pas comme un pauvre type ? Bon à savoir. Elle non plus, à vrai dire. Judson n’avait rien fait pour lui prouver l’inverse, même si elle le taquinait pour lui faire croire l’inverse de temps à autre. « Le karma ? Je vois pas ce que j’aurais fait pour mériter ça ! Je pense même que je mériterais bien mieux... » Franchement, sans prétention, elle trouvait sa vie plutôt bien menée. Très bien menée. Respectueuse de la nature, respectueuse des autres même si elle ne se gênait pas pour sortir leurs quatre vérités à ceux qui les méritaient. D’où aurait-elle, elle, mérité de se retrouver uniquement face à des pauvres types ? « Plus sérieusement, c’est juste que je les reconnais plus vite que la moyenne. Dis-toi que t’es sauf de ce côté-là alors ! » finit-elle par lâcher pour le rassurer sur son sort. Oh non, il le saurait depuis longtemps si elle le rangeait dans cette catégorie.
Les deux chiens de Judson continuaient à traîner dans les alentours, profitant de la neige fraîche et vierge de tout passage. Un petit paradis pour eux, sans doute. Parfois, Kat regrettait de ne pas en avoir avec elle. Puis elle se rappelait que son mode de vie n’était pas compatible avec cette envie. Peut-être plus tard, si la folie venait à la faire s’installer durablement quelque part. « C’est ça. Et puis, je veux pas infliger ça à un animal non plus, ça n’aurait pas de sens. » Le pauvre passerait son temps à s’adapter à de nouvelles conditions de vie. Clairement pas ce qu’elle voudrait offrir à un animal si elle en adoptait finalement un. « Une dégustation ? » s’étonna-t-elle. Eh bien, il n’avait pas froid aux yeux en se lançant dans ce genre de demande. Elle était au boulot après tout, pas chez elle à traîner dans son jardin. « Tu sais que ça n’a rien à voir avec le sirop d’érable qu’on a tous dans notre cuisine, pas vrai ? Sauf si tu veux que j’ouvre une bouteille, mais je crains qu’on ne se connaisse pas assez encore pour un tel privilège... » Pas de chance, elle n’était pas en poste à la boutique sur ces horaires-là pour lui proposer officiellement. « Allez viens, je te fais une petite visite », dit-elle en l’invitant à la suivre. Petite, exactement. Parce qu’à part regarder le fonctionnement de récolte sur les arbres qui prenait au maximum une minute et faire le tour de la cabane à sucre… Ce ne serait pas la visite du siècle.
Sujet: wild heart (judson) 
Mer 22 Mai - 15:38