Tell That Devil

Judson & Kat (THE GARNET | Jan 2019)

L’hiver du Vermont s’était définitivement installé. Neige, froid. C’était la totale. Kat était gâtée, après avoir passé des mois au Costa Rica où le ciel était bien plus favorable. Par chance, elle avait évité la crève du retour au pays qui la guettait à chaque fois. Long voyage en avion, changement drastique de température. Dieu seul savait quel miracle l’en avait protégée. Pourtant, elle ressentait parfois le besoin de se réchauffer en bonne compagnie. Elle traînait donc régulièrement, après diverses escapades extérieures et son petit boulot dans une érablière du coin, dans des lieux fréquentés de la petite ville. Et notamment le bar. C’était aussi l’occasion de retrouver d’anciennes connaissances, de prendre des nouvelles, de se sociabiliser. Bref, de ne pas se retrouver seule chez ses parents tout le temps. L’horreur.

Jouant maladroitement aux fléchettes avec des anciens amis du lycée, elle papotait de tout et de rien. On lui demandait souvent de parler de ses voyages, ce qu’elle faisait avec plaisir, mais elle appréciait surtout en apprendre sur les autres. Savoir ce qu’ils devenaient dans le fin fond du Vermont. À faire la même chose, à voir les mêmes choses, depuis des années. Pourquoi n’avaient-ils pas envie de voir le monde un peu ? Ça la fascinait autant que ça la désolait, mais bon, s’ils étaient heureux ainsi… Et puis, c’était toujours drôle d’apprendre tout type de potins. Les couples qui se faisaient, se défaisaient. Toujours avec les mêmes. Bon, c’était sans parler des histoires sordides sur la secte. Tout le monde se sentait dans l’obligation de la mettre au courant des derniers événements, comme si elle ne l’avait pas déjà appris. Enfin… ça venait d’une bonne intention, non ? Toujours est-il qu’elle passait un excellent début de soirées avec ses vieux amis et la suite ne la ravit absolument pas.

Il fallait forcément tomber sur un goujat de première qui allait tenter le coup avec toutes les filles. Kat l’envoya balader sans difficulté, mais vit qu’il s’en prit à une jeune femme sur un tabouret au bar qui avait l’air de ne pas savoir qu’en faire. Les idiots comme ça, il ne fallait pas prendre de pincettes si on voulait s’en débarrasser pour de bon. Voyant qu’elle n’arrivait pas à s’en défaire, elle vola à sa rescousse et ne se priva pas pour faire comprendre à l’homme qu’il n’était qu’un indésirable. « Vous avez toujours pas compris qu’elle ne voulait pas de vous ? Allez voir ailleurs. » Ne supportant sans doute pas le refus direct, il s’éclipsa rapidement en grommelant quelques commentaires peu sympathiques à son égard. Elle haussa les sourcils en se tournant vers un homme à côté puis soupira, pour partager son exaspération. Au moins, lui n’avait pas l’air d’être aussi désagréable.

Kat adorait l’ambiance des bars, jusqu’à ce que des goujats comme elle venait de voir viennent tout entacher. Heureusement, elle ne s’agaçait pas tant que ça. C’était une réaction immédiate, un besoin de les renvoyer balader sur-le-champ et puis… tout allait beaucoup mieux. Il suffisait de voir la mine de l’homme totalement désarçonné pour la satisfaire et lui faire oublier son comportement irrécupérable. Voilà au moins un imbécile en moins au Garnet ce soir-là. La jeune femme se tourna ensuite vers un homme qui semblait amusé de la situation. Il avait plutôt intérêt que ce soit par rapport à la mine déconfite de l’autre, ou il passerait un aussi mauvais moment. Par chance pour lui, il explicita rapidement ses pensées. Il avait donc apprécié la façon dont elle l’avait renvoyé à ses affaires. Intéressant. Il ne devait donc pas être du même genre. « Il faut bien que quelqu’un s’occupe de ce pauvre type ! » Apparemment, lui n’avait pas compté le faire. « Vous auriez pu le faire vous. » Elle le regarda un instant pour juger sa réaction puis sourit, histoire de ne pas lui laisser croire trop longtemps que cela s’agissait d’un reproche. Ça lui était bien égal qu’il n’ait pas réagi, même s’il aurait gagné des points dans son estime. Mais bon, il fallait dire qu’il n’avait pas vraiment le temps à un autre de réagir avant de voler au secours de la fille qui l’avait remerciée chaleureusement juste avant. Elle décida de s’asseoir. Elle ne prenait aucun risque. Au moins elle pourrait boire son verre en bonne compagnie, au pire il se le prendrait en pleine figure avec de polis remerciements. « Ce sera un bloody mary, merci. » Et elle s’installa sur le tabouret sans plus attendre.

Judson. Est-ce qu’elle connaissait ce prénom ? Peut-être. Peut-être pas. Oh, si lui la connaissait, il finirait bien par le dire. Kat ne faisait pas particulièrement attention à toutes les personnes qu’elle rencontrait, ou disons plutôt qu’elle n’avait pas une assez bonne mémoire pour se rappeler de tous les visages et de tous les noms. C’était encore pire depuis qu’elle voyageait sans cesse. « Kat. » Tout simplement. Inutile de lui donner le prénom qu’elle n’entendait jamais, sauf de la part de ses parents. Et encore, c’était plus que rare. « Je m’étonne toujours de croiser de nouvelles têtes par ici, même si on s’est sans doute croisé cent fois. » Elle haussa les épaules rapidement avant d’adopter une attitude un peu désinvolte. Que ce soit le cas ou pas  ne changeait rien pour elle. « Enfin, vous êtes de Redwood au moins ? » Si ça se trouve, elle parlait dans le vide et ce n’était qu’un passant, un voyageur. Quoique… Il n’avait pas vraiment le look. Il paraissait plutôt être du genre à traîner dans le coin régulièrement. Qui optait pour le Garnet à part les habitants de la petite ville ?

Kat ne put laisser le doute longtemps sur son intention. Non, ce n’était pas un reproche. Le sourire qu’elle offrit à l’inconnu le confirma alors qu’il venait de se sortir parfaitement de sa remarque. Lui dire qu’elle était tout à fait capable de gérer quelque chose seule, c’était exactement la chose à sortir pour se la mettre dans la poche. Et puis, au fond, ce n’était de toute façon qu’une taquinerie qui avait simplement eu le mérite de lui prouver que l’homme en face d’elle n’était pas un imbécile comme l’autre. Elle finit donc par s’asseoir et accepter le verre proposé. Un bloody mary. Comment ça, il ne connaissait pas ? « C’est exactement ça ! Je vous conseille de goûter. C’est spécial, j’avoue, mais super bon ! » Comme tous les cocktails si on croyait Kat, mais c’était une tout autre histoire. « J’aurais bien pris autre chose, mais je pense pas que ce soit aussi bon que ceux que j’ai pu boire au Costa Rica. Même si je reconnais la qualité du Garnet ! » Il était vrai que le bar de Redwood Hills avait plutôt bonne réputation et ce n’était pas démérité. Les cocktails y étaient vraiment délicieux, même s’ils ne valaient parfois pas les originaux que la jeune femme avait goûtés lors de ses voyages. Mais elle n’en tenait pas rigueur à l’établissement.

Puis la conversation dériva quelque peu. Est-ce qu’ils s’étaient déjà croisés ? Sans doute, dans ce trou paumé qu’elle adorait. Elle haussa les sourcils avant de laisser échapper un léger rire. Et voilà qu’il commençait dans le discours du parfait lourd que toutes les filles avaient croisé un jour dans les bars. « Je vais finir par croire que l’autre type n’était qu’un stratagème pour passer pour le gentil et décrocher une conversation avec une jolie fille... » Si avec ça il ne comprenait pas que ce genre de technique de drague ne prenait pas, elle n’aurait plus qu’à lui rendre son bloody mary délicatement. Judson avait alors plutôt intérêt à faire attention à ce qu’il allait lui répondre… La famille Howell. Ça lui disait effectivement quelque chose. « Howell ? Oui, je vois. Nos parents se connaissent si je me trompe pas. Je suis une Miller. » Il y avait des familles comme ça, bien engagées dans la communauté, qui finissait par devenir presque incontournables dans la petite ville. Kat avait la prétention de croire que la sienne avait sa petite importance. Et puis, le contexte familial avait dû interpeller plus d’un à l’époque. « La dernière des trois filles adoptées. Je ressemble pas vraiment à mes sœurs par contre... »  Finit-elle dans un rire. Oh, ça ne gênait absolument pas Kat de parler de ça, même avec quelqu’un qu’elle connaissait à peine.

Ils pouvaient se tutoyer, bien sûr. Un signe de tête pour acquiescer et elle le laissa continuer. Pour finir par lui répondre « Oh non, pas du tout ! J’ai rejoint des vieux amis, ils sont à traîner là-bas. » Qu’elle sortit en désignant le petit groupe qu’elle avait quitté peu avant. « Ça faisait quelques temps qu’on s’était pas vus alors on en profite ! » Les voyages, tout ça. Elle avait bien de la chance d’avoir des amis compréhensifs et pas (trop) jaloux. On lui servit le bloody mary qu’elle goûta immédiatement. Hmm, toujours aussi bon. « Par contre, toi t’as l’air bien seul. » Pas vraiment d’empathie. Kat fonçait dans le tas. Tant pis s’il y avait une triste raison derrière tout ça. Elle se retourna sur son tabouret, verre dans la main, pour regarder en direction de la salle. « Tu devrais bouger un peu ! Regarde, là-bas ils sont en pleine partie de billard. Je suis sûre qu’on peut s’incruster et se faire une partie après. » Ce n’était pas la gêne qui l’en empêcherait, au contraire. Il n’avait plus qu’à décider s’il préférait devenir un type d’un ennui mortel ou l’autre catégorie bien plus intéressante.

Une grimace ? Rien que ça ? Il devait faire partie de ces gens qui ne juraient que par la bière et n’avait aucun goût pour l’original. Mauvais point pour lui, mais bon, il avait de la chance, Kat ne s’arrêtait pas à ça. Exotique. Là aussi, c’était habituel d’entendre ce genre de choses dans le Vermont. Il n’y avait que la neige et le sirop d’érable. Dommage qu’ils n’aient pas l’envie d’aller au-delà ce terme désuet. L’exotisme. Enfin, ce n’était pas le moment de le barber avec des théories sur l’impérialisme et toutes ces choses qui rendait ce terme presque insultant. « Ah ça c’est sûr que ça change du Vermont ! » Elle sourit largement. Le choc avait été difficile, mais pas impossible à surmonter. Il fallait seulement être capable de s’adapter rapidement. « Exactement. Pour les fêtes. Et ma mère avait des petits soucis de santé aussi, j’aide mon père a géré tout ça. » Elle exposait sans gêne les moindres détails de sa vie. Enfin, pas tous les détails non plus, il ne fallait pas exagérer, mais elle en disait sans doute plus que la normale. De toute façon, à Redwood Hills, tout le monde savait tout sur tout, alors autant être transparent. Et puis, si leurs parents étaient effectivement amis, elle ne lui apprendrait sans doute rien qui n’était déjà connu de la petite ville. Une fois encore elle parla beaucoup, sans gêne. Son adoption, tout ça, ça ne la dérangeait absolument pas. D’autant que c’était un détail précieux pour reconnaître la petite famille Miller. Trois filles adoptées, ça ne passait pas inaperçu. Encore plus lorsque la petite dernière était d’origines… exotiques. Celle qui voyageait beaucoup ? Intéressant. Il avait donc entendu parler d’elle. « C’est ça ! J’ai fait le Costa Rica, Porto Rico, Hawaï, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. Je suis allée en France et en Espagne aussi. Et j’en oublie certainement ! » Plus que certainement, mais ça lui donnerait confirmation. Et entraînerait sans doute un torrent de questions.

Kat était venue accompagnée, mais ce n’était pas le cas de Judson. Et elle ne se priva pas pour lui faire remarquer. Il voulait oublier une dure journée au boulot. Mince. C’était une chance pour lui alors de tomber sur la jeune femme et sa bonne humeur communicative. « Raison de plus pour ne pas rester dans son coin ! » Elle lui proposa ensuite de s’incruster dans un petit groupe non loin pour faire une partie de billard. Comment ça, il ignorait qu’elle savait jouer ? Stupidité ou machisme ? Hm… Elle préféra lui laisser le bénéfice du doute et imaginer une alternative qui s’apparenterait à une plaisanterie. Peut-être. « En même temps, on vient juste de se rencontrer... » Elle lui claqua alors ça avec un sourire espiègle. Il n’était pas au bout de ses peines avec Kat. Elle le regarda s’éloigner et parler à un type. Qu’il avait l’air de connaître, bien sûr. Puis il l’invita à le rejoindre. Elle finit son cocktail et abandonna le verre sur le bar avant de lever. Elle s’approcha, la mine amusée avec un air qui lui disait qu’elle avait eu raison. Pas si compliqué de s’incruster. Prenant la queue de billard qu’on lui proposait, elle s’installa à côté de Judson. « Alors, on lance les paris sur le vainqueur ? » Mais avant, il fallait bien qu’elle ait une information ou deux. Surtout maintenant qu’il savait qu’elle n’était pas novice. « T’es un habitué ou pas ? » Sans doute, ou il n’aurait jamais accepté de prendre le risque de se ridiculiser devant une femme.

Kat parlait, beaucoup. Elle ne se rendait pas toujours compte qu’elle pouvait faire des confidences que certains pouvaient ne pas apprécier, ne sachant que lui répondre. Elle n’attendait rien en retour. Pas de félicitations quant à ses voyages et son esprit audacieux, pas de pitié quant à l’état de santé de sa mère. Elle voulait tout simplement répondre avec honnêteté aux questions. Ca ne devenait triste ou tabou que lorsqu’on en faisait toute une montagne. Ce qui était loin d’être son cas. Kat, c’était l’optimisme incarné. Pourquoi imaginer le pire si ce n’était pour se torturer ? Mieux valait prendre la vie comme elle venait, ne pas se prendre la tête, et tout irait pour le mieux. Accepter toute situation, tout événement était un premier pas vers son petit bonheur. Impressionnant. Ca devait l’être, peut-être. C’était ce que se disait la jeune femme. Pour elle, il n’y avait rien d’extraordinaire. Certes, elle avait beaucoup voyagé, mais c’était tout naturel chez elle. Et elle n’avait pas tant l’impression d’avoir vadrouillé sur les différents continents. Surtout ces dernières années où elle s’était posée au moins une année par endroit. Pas si mal pour une fille qui avait la bougeotte. Elle lui sourit à nouveau, à croire qu’elle n’était capable que de ça. C’était une habitude qui ne la quittait jamais. Puis elle l’invita à relever un défi pour ne pas moisir au bar dans la solitude. Une partie de billard.

La jeune femme ne se priva pas de l’embêter légèrement avant de se laisser inviter à rejoindre la table qu’ils pouvaient utiliser. Parfait. Ca remonterait le moral de cet homme qui n’avait clairement pas le profil du gros lourd comme rencontré auparavant. Non, il semblait plutôt être du genre sympa qui broyait du noir seul à son tabouret. Sinon, il cachait bien son jeu. Bref. Il pariait sur lui et se mit à sourire. En même temps, il aurait été risqué de parier sur elle puisqu’ils ne se connaissaient pas et… Kat aurait très bien pu faire exprès de perdre. Elle afficha un sourire entendu. « Ça tombe bien, je comptais aussi parier sur moi ! » Elle paraissait sûre d’elle, mais à vrai dire, elle n’était pas si douée. Elle connaissait le fonctionnement, les règles du jeu, mais pour le reste…. On verrait bien. « Un autre verre, c’est parfait. Et si je gagne, ce sera un bloody mary pour tous les deux. » Et qu’il n’essaie pas de protester, il n’aurait pas le choix. Ils regardèrent les autres terminer leur partie alors qu’il lui confirma s’y connaître un peu, beaucoup peut-être. Sa réponse était vague, ce qui ne pouvait qu’attirer l’attention de la jeune femme. « On peut dire ça… Très convaincant ! » Si on le traduisait en ego d’homme qui ne voulait pas trop se mettre en avant sans se diminuer, il devait se considérer plutôt bon, voire très bon. « Un peu ici avec des amis il y a une dizaine d’années mais c’était surtout en Australie. Il y avait un bar au coin de ma rue, on y traînait souvent avec une coloc. » Et il y avait toujours eu des gros lourds pour vouloir leur apprendre à jouer, ce qu’elles avaient fini par faire pour leur clouer le bec. La partie des autres terminée, les deux inconnus pouvaient enfin commencer. Sans attendre, Kat lança : « Honneur aux dames ! » Et sans lui laisser le temps de réagir, elle se plaça pour porter le premier coup. Enfin, lancer la partie.