Trouble around my door

Archibald & Nate (Lilac Road | Mi Mars 2019)

Un mois. Un mois que Casey avait emménagé chez lui. Chez eux. Nate avait parfois du mal à réaliser à quel point sa vie avait changé en une année, jusqu’à le pousser à un tel engagement. Et dire qu’en mars de l’an passé, son quotidien venait d’être bouleversé par les retrouvailles avec sa fille, avec Hesther, avec Fynn. Des retours troublants, pour le meilleur et pour le pire. Et maintenant, il se retrouvait à vivre à plein temps avec une femme dont il était devenu dépendant en si peu de temps, jusqu’à tomber amoureux. La vie réservait de bien nombreuses surprises, tout comme cette ville aux mille événements. Pas toujours positifs, mais ils avaient au moins eu le mérite d’ouvrir les yeux au brun sur tant de sujets, de l’entraîner à se remettre en question. De faire quelques bêtises aussi, comme s’occuper de ce qui ne le regardait pas et de dénigrer ouvertement une connaissance, dont il se passerait bien, face à un voisin qui n’avait rien demandé. Pas très joli, tout ça. Mais Nate n’était pas du genre à accepter ses torts, encore moins à s’excuser auprès d’Archibald. La pauvre victime ayant eu le malheur de côtoyer l’individu en question. Bref.

Nate profitait de sa dernière fin de journée en compagnie de sa fille avant qu’Hesther passe la chercher. Ce week-end, il partait à New York avec Casey. Enfin. Cette dernière était d’ailleurs de sortie pour une ou deux heures, alors le professeur en avait profité pour sortir se balader dans la petite ville en allant chercher sa fille à l’école, puis en profitant d’une éclaircie pour jouer dans le jardin du centre-ville que Joyce adorait. Cependant, l’air frais eut raison d’eux et ils finirent par rentrer. Direction Lilac Road. Il était temps d’arriver, de rentrer. Alors ils se mirent au chaud, Nate posa le sac de sa fille dans le salon et se retourna pour voir que la porte était grande ouverte. Pas de Joyce à l’horizon. Angoisse immédiate. Sans attendre, il sortit rapidement et chercha la petite du regard. « Joyce ? » Soulagement. Elle était juste là, à côté de la barrière séparant le terrain de celui du voisin. « Qu’est-ce que tu fais ? Rentre à la maison, tu sais bien que tu dois pas sortir devant toute seule. » Encore moins depuis que l’ex-mari d’Hesther s’était introduit chez elles. D’un air tout penaud, la petite se justifia. « Mais j’avais fait tomber mon gant, et le monsieur m’a montré où il était. » Le monsieur ? Nouveau soulagement, alors que Nate releva les yeux sur l’homme en question. Le voisin. Ce n’était que lui. « On t’a déjà dit avec maman qu’il ne fallait pas parler aux inconnus. » Que de reproches, dis donc. Voyant l’expression se dessiner sur le visage de sa fille, il soupira et oublia ce coup d’angoisse. Il s’abaissa à son niveau et l’enlaça. « C’est pas grave, Joyce. C’est pas grave. Allez file, tu grelotteras moins à l’intérieur... » Qu’il finit en lui souriant et en touchant le bout de son nez gelé. Il se redressa en la regardant rentrer et se tourna vers le fameux voisin. Merci, Joyce. Maintenant, il fallait qu’il lui parle pour ne pas paraître encore plus malpoli. « Désolé, c’est un peu la panique ces derniers temps dès que je la perds du regard. C’est pas contre vous. » Pour une fois.

Je me souvenais d’avoir toujours entendu Rebecca et Richard Stanhope parler des voisins. Moins par intérêt pour ceux-ci qu’envers l’image qu’ils – que nous – projetaient pour eux. Toute mon enfance donc et bien un peu au-delà, il m’avait semblé qu’entretenir des rapports cordiaux avec ceux qui vivaient côté avait une certaine valeur et bien que je n’avais jamais imaginé me retrouver un jour dans une situation où je devrais me méfier de qui vivait à côté de chez moi, j’avais fini par apprendre plus ou moins à mes dépens qu’il pouvait effectivement s’avérer pénible de nourrir une sombre animosité avec son voisin. Redwood Hills était une bien trop petite ville pour ignorer quoi que ce soit, ou qui que ce soit, et Nate O’Reilly finissait un peu trop souvent par entrer dans mon champ de vision même si nous faisions beaucoup d’efforts pour ne nous adresser aucune parole et le moins possible, un regard. Après ce qui s’était passé cet automne, peut-être moins la confrontation légère qu’il y avait eu entre lui et moi, d’ailleurs, que les conséquences s’en étant suivies, je n’avais pas spécialement eu envie de tenter un rapprochement. Cette fin d’après-midi ne faisait pas exception à ce que nous avions instauré communément sans pour autant nous accorder vraiment sur la marche à suivre : je rentrais chez moi au même moment où le professeur en faisait de même et nous nous appliquions à ignorer la présence de l’un et de l’autre comme s’il y avait eu deux ou trois kilomètres entre nos maisons pourtant voisines.

L’unique raison de mon attention un peu plus en alerte était la présence de sa fille. Ce n’était pas la première fois que je l’apercevais ces dernières semaines, tout comme une jeune femme avec qui il m’était arrivé d’échanger un signe de la main et un sourire. Je m’étais ainsi passé la réflexion que mon voisin était entouré d’individus un peu plus joviaux que lui-même, mais il m’avait semblé tout à fait inutile d’y penser davantage. Alors que je m’affairais à faire des allées retours entre la porte et la voiture, cela pour m’occuper des sacs des courses que je venais de faire pour la semaine, j’apercevais l’un des gants de la petite trônant sur la fine couche de neige de la veille. Sans y réfléchir plus longtemps, je déposais le sac sur la banquette arrière de la voiture pour aller me saisir du morceau de tissu. Levant les yeux, j’apercevais sa propriétaire parcourant des yeux les quelques mètres devant l’entrée de la maison. « Je crois que j’ai trouvé ce que tu cherches. » La petite fille dont j’ignorais le nom levait les yeux dans ma direction, juste avant de se diriger vers moi à grandes enjambées. Je souriais doucement, songeant qu’elle semblait bien avoir craint les réprimandes pour la perte de son bien. Je lui mettais entre les mains son gant en ajoutant : « Ça aurait été dommage d’avoir froid à une seule main, tu ne penses pas ? » Le rire de la jeune fille était bientôt interrompu et chassé par les réprimandes de… Bien sûr, son père. Poliment, je continuais de sourire d’un air bienveillant en laissant le jeune homme adresser les réprimandes à sa fille. L’instant d’après, elle rentrait à la maison la tête basse malgré les efforts de son père pour adoucir un peu le ton.

Je secouais la tête négativement devant ses excuses. Je ne pouvais probablement pas comprendre, mais en vue de tous les évènements se déroulant dans cette ville et de la paranoïa donc Nate me semblait faire preuve à leur encontre, je ne pouvais que présumer du niveau d’inquiétude qu’il pouvait avoir concernant sa fille. « Je présume qu’elle n’a pas pensé que le voisin était un inconnu. » Supposais-je à voix haute. Après tout, ce n’était pas la première fois que Joyce devait m’apercevoir et ce, même si nous n’avions jamais eu l’occasion d’échanger verbalement avant aujourd’hui et cet épisode du gant rescapé. « Heureusement, tout le monde n’a pas de mauvaises intentions. » Je ne cherchais pas à le provoquer et encore moins à le moquer. Je n’avais pas d’enfants et ne pouvais probablement pas comprendre exactement ce que cela pouvait faire. Sauf que j’avais suffisamment d’expérience avec mon voisin pour savoir qu’il faisait partie de ceux à voir les choses plus négativement qu’elles ne l’étaient, à moins que ce ne soit qu’en ce qui concernait Gwenn-Aël.

C'était stupide, de s'ignorer pour si peu. Si peu ? Ce ne serait certainement pas l'expression que Nate utiliserait en évoquant une histoire concernant ce cher Shelby. Archibald ne faisait que se retrouver au milieu de ce pseudo drame, mais avait surtout eu le malheur de parler à l'avocat de leur échange. Ils pouvaient bien croire toutes les insanités qu'ils voulaient, que le professeur les espionnait et le faisait avec plaisir... Mais qu'il se retrouve avec des menaces concernant sa fille ? De la part de ce parasite qui se mêlait de ce qui ne le regardait pas ? Et qui osait en plus l'accuser de la même chose ? Il avait beau travailler avec Hesther – ce qui ne manquait pas de lui arracher à chaque fois une expression d'exaspération, pour ne pas dire de dégoût – son avis n'était pas le bienvenu. Encore moins ses interventions insultantes. Autant dire que l'entente avec le voisin en avait largement pâti. Tant pis. Ce ne serait pas la première, ni la dernière, que Nate ignorerait sciemment et avec une certaine satisfaction quelqu'un de son entourage. Géographique, pour le coup.

Pourtant, dès l'instant où Joyce avait adressé la parole à cet homme, à ce voisin, la cohabitation silencieuse devait prendre fin. Après quelques réprimandes dues au coup d'angoisse imposé par la brève disparition de la petite, le père finit par s'adoucir avant de la laisser rejoindre la maison et tenta même une légère excuse à Archibald. Comme s'il avait son mot à dire sur la façon dont il s'occupait de sa file, de toute façon... Mais au moins, on ne pourrait pas l'accuser de ne pas faire de son mieux pour améliorer ses liens avec le voisin. Ou pour ne pas les empirer. Et voilà qu'il secouait la tête. Parce qu'il n'était pas d'accord ? Forcément, il ne comprenait rien, lui, à tout ce qui se passait dans cette ville, et dans la vie de Nate. Une secte trop intéressée, une ancienne connaissance menaçante de retour... Et je présume que vous n'avez aucune idée de ce qu'est avoir un enfant ? Un petit effort, Nate. Ce n'était pas ce qu'il avait dit, ni ce qu'il avait voulu dire. Enfin, c'était ce qu'il fallait qu'il se rentre dans la tête pour ne pas lui sortir une de ses remarques cinglantes dont il avait le secret. « Sans doute. » Froid. Rien de plus, il ne le méritait pas. La suite provoqua un léger haussement de sourcil chez Nate. Qu'est-ce qu'il sous-entendait par là ? Parlait-il de lui-même ? De Nate ? De Shelby ? De tous ? « Je ne serais pas un bon père si je partais de ce principe. » Tout le monde n'a pas de mauvaises intentions, certes. Mais que faisait-il des autres ? Ce n'était pas écrit sur leur visage, à ce qu'il savait. Alors il fallait se méfier de tous. Tout le monde. La confiance se gagnait. Et Archibald Stanhope devait encore faire ses preuves. « Mais je présume que ça vous échappe, ça ? » Quel idiot. Se rendait-il compte de tout ce qu'il sortait ? Lui qui reprochait à son voisin de ne rien connaître de sa vie tout en se permettant de le juger. Il faisait exactement la même chose. Archibald n'était pas père. Oui. Mais que savait-il de son passé, de son présent ? Peut-être était-ce une envie qui ne s'était pas concrétisée ? Peut-être... Tellement de possibilités que le professeur occultait pour le simple plaisir de lui renvoyer ce ton qui lui déplaisait.

Loin de moi l'idée que tous et chacun devait m'apprécier. J'étais le premier à ne pas éprouver de la sympathie pour tout le monde, mais peut-être aussi le premier à le cacher si facilement derrière ou sourire convenu ou des compromis. Le fait était que je n'avais jamais perçu d'utilité à exprimer son animosité de façon frontale. Peut-être était-ce, encore une fois, l'héritage de la famille Stanhope, pour qui il valait toujours mieux mettre certains tabous sous le tapis plutôt que de faire de trop grandes vagues en affrontant les problèmes à coeur ouvert. À mon avis, il n'était de toute façon pas vraiment question de cela avec le voisin. Nous avions visiblement de grands points de désaccord, mais je ne comprenais toujours pas vraiment l'ampleur que ça avait pris plusieurs mois auparavant et celle que ça avait toujours aujourd'hui, à en croire le ton vénéneux qu'il se dépêchait de réemployer. C'était une chose de devoir composer avec des individus pour lesquels on ne se sentait pas vraiment d'affinités dans un cadre professionnel, c'en était une toute autre de devoir les tolérer jusque sur son propre terrain. Note à moi-même : Nate O'Reilly n'avait absolument aucun humour, d'aucune sorte, et il valait mieux éviter toute tentative, à défaut de s'en prendre en pleine figure. J'étais ravi que ce soit une bonne journée et que ce premier face à face en plusieurs mois avec le professeur ait lieu alors que j'étais seul, sans quoi les choses auraient peut-être pu débordé un peu plus encore. C'était un miracle que Gwenn ne l'ait encore jamais croisé en venant à la maison.

Fort de ce flegme habituel, je restais silencieux de longues secondes à soutenir son regard. « Et je serais tout simplement une mauvaise personne si je ne m'étais pas arrêté récupérer ce gant sous le prétexte de cette petite guerre entre voisins. » Je n'étais pas... Si, j'étais un peu vexé, mais je n'allais pas me laisser toucher si profondément par une remarque assassine qui n'avait aucune autre raison d'être, sinon que son besoin de me signifier une nouvelle fois que ma simple présence l'irritait au plus haut point. « Je ne suis pas père, non, si c'est ce que vous insinuez. Je ne pense pas que ça me détourne de tout sens logique. » Détournant la tête quelques secondes, je soupirais lentement. « Vous savez, je n'ai pas pour projet de déménager bientôt et il semblerait que vous non plus. » La situation n'était pas critique au point où l'un de nous deux devait envisager une telle chose, mais je le soulignais précisément pour qu'il prenne la mesure du ridicule de ce qui venait de se jouer. À fréquenter des étudiants toute la journée, j'aurais imaginé qu'il ait un peu plus de maturité sur ce genre de conflit absurde. « On peut continuer comme ça si ça vous fait plaisir, mais je n'ai pas l'intention d'ignorer votre fille ou votre petite amie pour autant. » Par ailleurs, ceux-ci se montraient résolument plus agréables - voir tout simplement polis - lorsqu'il était question d'échanger un signe de la main, un simple coup d'oeil ou un sourire bienveillant.

Le malheureux payait pour son compagnon. A défaut de pouvoir s’en prendre à ce dernier, il fallait bien que le professeur trouve une solution à son problème. Et Archibald s’était présenté. Nate n’était pas du genre attentionné, à vouloir arrondir les angles pour que tout se passe au mieux. A jouer les hypocrites aux larges sourires insignifiants. Certainement pas. Et tant pis si son art de l’indélicatesse ne plaisait pas. Tant mieux, à vrai dire. Tant mieux s’il dérangeait son voisin qui, lui, ne semblait pas non plus souhaiter faire de grands efforts pour que leur cohabitation vive de plus beaux jours. Jamais il ne se permettrait de telles remarques, sinon. A moins que Nate n’interprète tout de travers, comme souvent lorsqu’il était en face d’un être qui l’agaçait. Bref. Cela ne lui venait absolument pas à l’esprit, bien trop obnubilé par les menaces qu’il recevait de toutes parts depuis peu. Et en voilà une nouvelle face à lui. Archibald Stanhope. Qui sous-entendait qu’il en faisait trop avec sa fille, sans doute. Que lui, il n’était pas dangereux. Mais bien sûr. Oh, le brun se doutait bien que son voisin n’allait pas enlever Joyce ou quelque chose du genre, mais sa seule présence pouvait être néfaste. Le seul fait qu’il lui rappelle Shelby. Parlait-on encore de la petite en cet instant ?

Un haussement de sourcils, puis Nate laissa échapper un léger rire exaspéré. A la limite du mépris. Petite guerre entre voisins. Il ne pouvait en vouloir qu’à lui-même, en invitant Shelby chez lui puis en allant lui raconter n’importe quoi à son sujet. Tout ça à cause d’une pauvre conversation et d’une mise en garde qui ne lui avait pas plu. « Le sens logique devrait alors vous faire comprendre que ça ne se fait pas, de commenter ma façon de m’occuper de ma fille. » Comme ça ne se faisait pas de lâcher des remarques cinglantes et gratuites dès qu’une occasion se présentait, Nate. Mais ça, il s’en fichait royalement. Archibald avait perdu son droit au respect le jour où le professeur s’était retrouvé avec un avocat enragé à sa porte. Et voilà qu’il essayait de se mettre sur un piédestal en sous-entendant que le brun était celui qui n’était pas capable de cohabiter sereinement, qu’il était celui qui se délectait de ces petits moments désagréables. « Si ça me fait plaisir ? » Un léger rire suffisant. Quel idiot. Il détestait ça. Il détestait voir son voisin le prendre de haut et s’imaginer plus mature alors qu’il n’avait fait qu’attiser de vieilles rancœurs entre deux ennemis.  « Ça ne vous a pas plu que je vous prévienne concernant ses liens avec la secte ? Soit. Mais si vous étiez aussi décent que vous voulez bien me le faire croire, vous n’iriez pas m’accuser de je-ne-sais-quoi devant Shelby pour qu’il vienne me menacer après. » Eh oui, Archie, on en arrivait toujours au même individu. Shelby. A croire que Nate n’avait que ça en tête. Mais comment oublier ce que cet individu lui avait sorti concernant sa fille ? Cette même fille que son voisin prétendait vouloir aider par simple bonté d’âme. Et il devait croire à une coïncidence ? Stop, Nate. Les théories du complot avaient des limites. « Alors gardez vos grands airs pour vous. » Parce qu’il n’y avait pas plus grande erreur que celle de se croire supérieur au professeur. Aucune.

La remarque concernant notre querelle entre voisins n’était peut-être pas, avec du recul, la plus appropriée. Toujours était-il que je n’avais pas pris la mesure, non pas encore malgré tout ce qui avait bien pu se jouer, de l’animosité de mon voisin. Je ne pouvais pas affirmer moi-même que j’avais complètement digéré tous les ennuis que m’avaient valus cette conversation, cet après-midi de fin d’été où j’avais décidé de repeindre la clôture et d’offrir une bière à cette nouvelle connaissance. Mais j’avais certainement su laisser la poussière retomber. Tout au plus, les conflits m’ennuyaient et je ne voyais aucune utilité à les envenimer, encore moins lorsque l’autre partie vivait juste à côté de chez moi. Les aléas du quotidien avaient tout de même fait en sorte de nous tenir à l’écart l’un de l’autre et mieux encore, Nate O’Reilly des visites fréquentes de Gwenn-Aël. Précisément, c’était d’une grande ironie. Nous n’avions jamais vraiment reparlé du professeur, tandis que ce dernier semblait toujours n’avoir qu’une chose au bout des lèvres : cette éternelle hostilité, que je devais à présent partager. La remarque assassine qu’il m’assénait me laissait perplexe de longues secondes. Loin de moi l’idée de l’avoir critiqué, en tout cas pas sur la façon dont il s’occupait de sa fille. Les Stanhope avaient toujours une opinion, mais nous nous gardions bien de l’exprimer lorsqu’il était question de ce que nous ne connaissions pas. « Ce n’est pas ce que j’ai dit, non. » Commentais-je doucement. D’un calme qui, s’il pouvait être irritant pour mon interlocuteur, ne traduisait pourtant que ce caractère franchement pacifique de ma personnalité.

Et ce n’était apparemment pas assez pour Nate. À peine en avions-nous terminé sur le sujet de sa fille qu’il reprenait de plus belle, et à nouveau, sur le sujet qui semblait le passionner plus que tout au monde. Je m’apprêtais à soupirer, quand ses paroles me coupaient presque la respiration. Gwenn était donc venu le trouver ? Le menacer ? Je persistais dans un sombre silence inhabituel, n’écoutant plus que d’une oreille. « Vous ? C’est vous qui l’avez frappé ? » Contrairement à ce qu’il semblait s’imaginer, l’avocat n’avait jamais cherché à l’accuser de cette blessure, pas plus que je ne m’amusais à jouer les langues sales auprès de quiconque. « Ne me parlez pas de décence quand vous n’en avez aucune. » Tranchant. Beaucoup plus que je n’en avais l’habitude, mais je sentais une bien sourde colère monter malgré moi. Je m’apprêtais à tourner les talons sans autre forme de cérémonie, mais voilà que les mots franchissaient le cap de mes lèvres avant que je n’aie eu le temps d’en prendre la mesure : « Personne n’a accusé personne, en dehors de vous. Vous me reprochez de vous avoir écouté, peut-être ? » Certes, je n’avais pas acheté les accusations du professeur, mais j’avais ressenti le besoin d’en parler avec l’avocat. Tout n’était pas théorie du complet et c’était ce que faisaient les bonnes gens ; en parler. Pourtant, je regrettais cet état de fait. Jamais je n’aurais dû mettre l’homme que j’aimais dans l’embarras sous le coup des médisances d’un voisin qui ne se méritait aucune confiance ni sympathie. « Je peux comprendre que vous soyez inquiet pour votre fille. » Ou pour sa petite amie. Qui ne l’était pas ? Depuis le Snow Rose café, la crainte permanente des habitants de la ville ne m’était plus complètement étrangère. Mais ça, non plus, il ne devait pas le savoir ? « Ce n’est pas une raison pour faire de tout le monde votre ennemi. » En ce qui me concernait, les chances d’une entente plus cordiale s’étaient vues réduites à néant, non pas lorsqu’il avait accusé l’homme que j’aimais, mais lorsqu’il avait cru bon de m’informer qu’il avait levé la main sur lui.

C’était d’une simplicité sans précédent. Evoquer Shelby ou quelque chose qui s’y rapprochait, et vous aviez un Nate dans toute sa splendeur qui se réveillait. Malheureusement pour lui, Archibald Stanhope faisait la victime idéal pour un tel courroux. Et encore, il avait de la chance que les deux ennemis qu’il voyait quotidiennement, ou du moins régulièrement, ne se soient pas croisés sur cette petite parcelle de Lilac Road. Oh, le cataclysme que serait une telle rencontre. Mieux ne valait pas y penser. De toute façon, Nate n’en avait pas l’occasion. Il était trop arrêté sur les paroles de son voisin qui l’agaçait plus que tout. Et sur sa tendance à tout interpréter de travers, bien sûr. Voilà maintenant qu’il l’entendait dire qu’il n’était pas un bon père. Sujet sensible, chez le professeur, qui s’imaginait toujours que les autres avaient un avis tranché sur la question. Ou peut-être n’était-ce que dans sa tête. Peut-être. C’était en tout cas ce que son interlocuteur lui affirma dans le plus grand calme. Ugh. Ce comportement l’agaçait d’autant plus. Parce qu’il le faisait passer pour un chien enragé incapable de se retenir à la moindre remarque. Il se contenta donc de hausser les sourcils d’un air dédaigneux à ses paroles. Bien sûr. Qu’il le prenne pour un idiot, en plus. Le professeur savait lire entre les lignes et comprenait le regard que son voisin portait sur lui. Comme s’il avait pitié de sa fille pour avoir un tel père. Quand finirait-il par se mettre toutes ces idées en tête ? Oh. Peut-être jamais.

La suite sembla enfin couper Archibald qui ne répondit pas immédiatement aux provocations du brun. Eh oui, il se faisait un plaisir de dévoiler le comportement qu’avait eu son cher et tendre à son égard. Nate était idiot dans cette rivalité insensée ? Eh bien, il n’était pas le seul. A vrai dire, le géographe n’avait pas pensé qu’il était en train de dévoiler un petit secret jusque là bien gardé. Il serra donc la mâchoire à la réaction du blond. Merde, ça n’allait pas l’aider à se défendre, ça. « Oui, c’est moi. » Et il l’avait bien mérité. Ça, il ne l’ajouta pas, mais ne se priva pas de le faire comprendre par son regard. « Mais ne vous inquiétez pas, il a porté plainte exactement comme il faut », finit-il par ajouter, amer. Comme quoi, il avait réussi sous coup en venant le menacer pour obtenir un premier faux pas de la part de son rival. Puis Nate finit par soupira avant de secouer la tête. Parler de décence avec ce genre d’individu. Quelle perte de temps. Pourtant, la suite réussit à nouveau à le faire sortir de ses gonds. « C’est facile de faire l’innocent. Je sais très bien ce que j’ai dit et je ne le regrette pas. Mais vous n’allez pas me faire croire que vous ne m’avez accusé de rien avec le retour que j’ai eu. » Qu’il siffla, agacé. Nate avait sa part de responsabilité dans l’aversion qui résumait sa relation avec Shelby. Mais il n’était pas le seul. Loin de là. Mais forcément, l’avocat savait quel visage montrer à quelle personne. Comme toujours avec ce genre d’individu. Et cette fausse compassion. Mais qu’il arrête ! « C’est pas une raison ? » Rire méprisant. La seule chose qu’il méritait à présent. « Je ne vois pas quelle meilleure raison j’aurais de le détester après ses menaces de m’enlever ma fille. » Archibald, lui, ne faisait que se retrouver au milieu de cette guerre sans merci qui n’allait nulle part. Tant pis. Ce n’était pas une grosse perte, s’il était incapable de comprendre son point de vue, s’il était incapable de ne pas le prendre de haut à la première occasion. Et s’il était incapable de voir que Shelby n’était pas une bonne personne. « Alors continuez à me voir comme quelqu’un sans décence et sans coeur si vous le voulez. Mais la personne que vous fréquentez ne vaut pas mieux. » Clairement pas. Un dernière parole qui sonna la fin de cette rencontre puisque Nate ajouta une ultime remarque avant de retourner chez lui et de se débarrasser de cette désagréable compagnie. « Et j’ose espérer que vous ne vous approcherez plus de ma fille à partir de maintenant. » Tout comme Shelby qui signerait son arrêt de mort s’il avait le malheur d’être vu à proximité de Joyce.