Ted. Il avait l’impression de l’avoir croisée dans cette boutique de jouets il y a si longtemps. Des années peut-être. Et pourtant, cela ne faisait que quelques mois. Et ces quelques mois avaient tout changé dans sa vie. Nate n’était plus ce père hésitant qui n’avait aucune idée de ce qui plairait à sa propre fille. Et il n’était plus ce triste célibataire qui se complaisait dans sa solitude par peur d’avouer ses erreurs et tenter de les réparer. Oh oui, il avait changé. Mais il restait une constante, bien plus qu’une seule d’ailleurs. Il voulait aider cette jeune femme à sortir de cette impasse en lui tendant la main, en l’aidant à trouver ce dont elle avait besoin. Un job. Un simple travail qui, il en était convaincu, serait le point de départ pour un renouveau. Ce n’était pas que désintéressé chez cet homme qui se sentait alors utile, qui avait l’impression d’être important. Mais il avait aussi fini par se reconnaître dans ce regard un peu perdu de cette jeune mère qui ne lui avait pourtant rien dit. Comme si une sorte d’entente tacite s’était imposée.

Casey sortie, Nate se retrouvait seul avec sa fille dans la maison en attendant l’arrivée de son invitée. Une demande d’aide pour des courriers et des demandes. C’était presque inespéré pour son besoin de se sentir indispensable. Et on ne pouvait nier qu’il était agréablement surpris qu’elle lui porte une telle confiance. Ce fut donc avec grand plaisir qu’il l’avait invitée à passer pour qu’ils s’occupent de ses documents et finissent par lui trouver des pistes sérieuses. Nate avait même jeté un œil dès qu’il le pouvait pour se renseigner sur les opportunités dans le coin, et à l’université, bien sûr. Alors qu’il aidait Joyce à installer ses crayons et feuilles sur le bureau de Casey pour débarrasser la table basse du séjour, la sonnette retentit. S’assurant que sa fille était bien installée, il put ensuite rejoindre l’entrée et ouvrir la porte à la jeune brune. « Ted ! » lâcha-t-il, bien plus décontracté qu’elle visiblement. « Ça va très bien et toi ? » Oui, il la tutoyait maintenant. Ce serait bien trop étrange de continuer à la vouvoyer aujourd’hui. Tout comme la façon qu’elle avait de l’interpeller. « Appelle-moi Nate, je t’en prie, ce sera bien moins étrange. » Oh, il se doutait bien qu’elle ne le ferait pas. Ou avec difficulté. Mais s’entendre dire professeur en dehors de l’université était… particulier. Il en était fier, de ce titre, mais il ne le réclamait jamais quand il ne travaillait pas. Ce qui était le cas à présent. Il sourit à sa remarque. Il n’y a pas de quoi. Comment aurait-il pu refuser de toute façon ? « Entre. Tu veux un café, un thé avant qu’on regarde ça ? » Histoire que ça ressemble moins à un rendez-vous de travail. Il avança un peu en l’invitant à le suivre dans le salon, avant d’ajouter : « J’ai ma fille avec moi, j’espère que ça ne te dérange pas ? » Mince, il ne l’avait pas précisé.

Pourquoi s’était-il pris de sympathie pour cette jeune femme qui semblait errer d’un job à l’autre sans savoir véritablement que faire de sa vie ? C’était une interrogation particulièrement pertinente concernant cet homme qui, d’ordinaire, se moquait bien de la vie des autres et encore plus de leur apporter son aider. Peut-être avait-elle eu la chance de le croiser à l’université, alors qu’il endossait le rôle de professeur se souciant de la vie de ses étudiants et surtout de leur réussite. Sans doute avait-elle profité de cet état d’esprit bienveillant qui le quittait dès qu’il retournait à son quotidien banal et triste. À l’époque. Parce qu’à présent, il n’avait plus rien de banal et triste. Il y avait Joyce, il y avait Casey, et surtout l’espoir d’un avenir radieux. Tout était donc réuni pour qu’il devienne la meilleure version de lui-même et qu’il s’empresse d’accepter la demande de cette chère Ted. Ça marche. Associé à un sourire étrange. Bon, il avait compris, ça ne serait pas pour aujourd’hui le Nate. Avec un peu de chance, il n’avait réussi qu’à la rendre un peu plus mal à l’aise. Il aviserait, si nécessaire.

Elle finit par entrer, sans doute légèrement éblouie par la lumière qui contrastait avec l’extérieur vu son regard puis elle se contenta d’un verre d’eau. D’accord, pourquoi pas. « Je t’apporte ça », répondit-il avant de l’inviter à s’avancer dans le salon. Mince, il avait oublié de mentionner la présence de sa fille, ce qu’il s’empressa donc de faire à l’instant. Le verre d’eau était déjà oublié face à la gêne presque imperceptible de la jeune femme. Il ne l’aurait sans doute pas ressenti s’il n’avait pas compris pour sa propre situation lorsqu’ils s’étaient croisés dans cette boutique de jouets. Bref, inutile de la mettre sur le tapis. Ça ne la dérangeait pas, tant mieux. Ils auraient pu aller dans son bureau sinon, histoire de ne pas la mettre mal à l’aise.

À peine étaient-ils entrés dans le salon que Ted fouille dans son sac et finit par lui tendre, hésitante, quelques feuilles négligées, froissées. Bon, déjà, ça donnait le ton. Mais elle n’était pas venue pour recevoir des critiques, pas de ce genre en tout cas, alors il ne dit rien et les prit en y jetant un coup d’oeil. Puis elle ressentit le besoin de se justifier. Inutile, pas dans ces circonstances. « T’inquiètes, on va regarder tout ça et faire les changements nécessaires. » Des fautes ? Ce n’était pas grave, il suffirait de les corriger. Pour le soin, par contre, il lui faudrait une chemise où les ranger. Hors de question qu’elle martyrise ces pauvres feuilles encore longtemps. « Installe-toi le temps que j’aille te chercher ce verre d’eau », finit-il par lui dire en lui montrant le canapé et en posant les feuilles sur la table basse. Puis il se tourna vers sa fille qui était occupée à dessiner sur le bureau dans un coin du salon. « Tu dis bonjour, Joyce ? » Un sourire à sa fille, puis à Ted et il s’éclipsa quelques secondes dans la cuisine pour apporter à son invitée de quoi boire. Il entendit sa fille saluer Ted et revint dans le salon, tendit le verre à la jeune femme et s’installa à son tour après avoir pris un crayon et un bloc-notes. « Alors, tu veux qu’on reprenne ta lettre la plus récente ? Ton brouillon peut-être ? » Il se permit de reprendre la feuille, la parcourant plus attentivement. En effet, il y avait des fautes. Mais ce n’était qu’un brouillon, rien d’affolant donc. « Tu avais des pistes, des endroits qui t’intéressent particulièrement pour déposer des lettres ? » Cibler quelques domaines les aiderait à écrire, pour sûr. Et elle, à se projeter.

C’était ridicule, mais Nate se sentait important au moment où la jeune femme franchit la porte. Il était flatté qu’elle ait pensé à lui pour un coup de main dans sa recherche de travail. Enfin, dans la rédaction d’une lettre qui défendrait, motiverait ses demandes. Mais le brun, il se sentait investi d’une mission. Et ça, ça lui plaisait. Il la prenait au sérieux cette histoire, et tenait à tout faire pour répondre aux attentes de Ted qui compte sur lui pour son avenir. Oui, il se mettait sans doute un peu trop la pression, en s’imaginant avoir jusqu’à une responsabilité si elle ne trouvait rien à l’issue de cette rencontre, mais… Nate avait l’habitude de prendre les choses à coeur, pour le meilleur et le pire. Et là, c’était plutôt le meilleur, non ? Tant qu’il ne se transformait pas en gros lourd omniprésent.

L’invitant à rejoindre le salon sans attendre, il demanda à sa fille de saluer l’invitée avant de s’éclipser pour lui apporter un verre d’eau. Est-ce qu’il espérait parler de la situation de la jeune femme en profitant de la présence de sa fille ? Peut-être un peu, mais il ne forcerait pas les choses. Oh non, le professeur savait pertinemment qu’il ne fallait pas brusquer les parents non prêts à s’exprimer. Alors il se focalisa sur la lettre. Le brouillon dans les mains, il lança l’interrogatoire pour avoir matière à l’aider. Après tout, il ne la connaissait pas tant que ça, cette sympathique Ted. Quelques boutiques à Redwood, et d’autres à Burlington. « T’as des pistes alors, c’est un bon début ! » D’accord, c’était vague et loin de ressembler à une vocation trouvée, mais il fallait bien commencer quelque part. « Il y a toujours des postes aussi à l’université, mais ce n’est que pour quelques mois et je suppose que ça ne t’intéresse pas ? » Ça ne coûtait rien de tenter. Là-bas, au moins, il aurait de quoi l’aider pour mettre sa candidature en haut de la pile, mais il l’évoquait surtout pour le principe. Parce que, après tout ce temps, il avait bien compris que l’université n’était pas l’endroit qu’elle préférait. Surtout après lui avoir rabâché qu’elle pourrait reprendre ses études si elle le souhaitait. Mais elle n’avait jamais adopté l’idée, pour diverses raisons. Un manque de confiance en elle, en ses chances de réussir peut-être. En tout cas, c’était ce que Nate semblait deviner à travers ses paroles. « Tu dois bien avoir des qualités, tu n’en as pas conscience c’est tout. » Qu’il lui sortit d’un air rassurant. Tout le monde avait des qualités, des compétences en avant. Le tout était de savoir prendre du recul pour s’en apercevoir. Ce qui n’était pas toujours chose aisée. C’était là qu’un regard extérieur pouvait s’avérer précieux. Comme ce jour-là. « Tous ces changements montrent déjà que tu peux faire différentes choses, donc que tu es polyvalente. Et que tu as une bonne capacité d’adaptabilité. Crois-moi, c’est deux qualités importantes aujourd’hui. » Plus qu’elle ne le pensait. Elle n’était pas de ces empotés qui lambinaient pour le plaisir de ne rien faire. Oh, ce n’était que Nate et son désamour pour les gens inactifs. Rien de bien méchant. « T’as eu des boulots au contact des gens ? Pour la vente, ça serait un atout à mettre en avant. » Sinon, tant pis. Ils trouveraient autre chose à détourner pour rendre ses candidatures pertinentes. Ils trouveraient, oui.

Il savait, d’où venait ce sourire. De cette tendance qu’il avait de toujours amener l’université dans leurs conversations. Nate n’avait jamais pris de haut la jeune femme de par son statut de professeur, ses longues études ou quoi que ce soit. Il aurait pu, pourtant, avec son arrogance naturelle. Mais la jeune femme y avait échappé. Un miracle. Cependant, il ne se privait pas de donner son avis, de l’inviter à se lancer dans des études qu’il considérait comme importantes dans la vie. Pour lui,  certainement. Mais pour Ted ? Pas nécessairement. Chacun avait des projets, des ambitions différentes. Pourquoi la forcer ? Alors il avait appris à se taire, ne lâchant un sous-entendu que rarement pour ne pas accabler la brune de toutes ses remarques. « Il y a régulièrement des postes pour l’animation du campus. Pour l’accueil aussi, des tâches administratives, de la gestion… » Rien de passionnant, en somme. Et souvent réservés aux étudiants, mais puisque Ted était connue de l’université, elle pouvait toujours tenter sa chance. « Mais si tu as des idées pour ailleurs, c’est très bien. Je te dis juste ce que j’ai vu, si jamais ça t’intéresse un jour. » Ou jamais. Mais l’avenir était impossible à prévoir, un plan de secours ne serait donc pas de trop.

Est-ce qu’elle était convaincue par ce qu’il disait ? Il en doutait, vraiment. Si vous le dites. Bien sûr qu’il le disait, et il avait généralement raison. Enfin, c’était ce qu’il pensait. Être polyvalent et adaptable aujourd’hui était plus qu’un atout avec les postes multitâches qui pullulaient sur le marché du travail. « Des livraisons ? C’est parfait, tu peux mettre en avant ton côté gestion des stocks, des arrivées, des envois... Et pour le bar, le contact avec les clients. » Ça avait peut-être l’air d’un résumé trop rapide, mais il ne fallait pas trop s’en faire. Les patrons cherchaient des gens dynamiques et capables de faire des liens entre leurs différents emplois. Surtout avec un profil comme Ted. Est-ce qu’elle papillonnait de job en job ? Oui, tout le monde le verrait à son CV. Mais Nate n’y voyait pas une fatalité, uniquement une occasion de montrer un enrichissement personnel que lui n’avait pas eu. Lui qui n’avait fait que travailler dans des universités. Peut-être peu à l’aise de parler de sa situation sans que son interlocuteur se dévoile, il se retrouva avec la question directement posée. Et lui, qu’est-ce qu’il mettrait s’il devait se vendre ? « Non c’est bon, t’inquiète pas. Je te demande de me parler de toi, alors je peux te rendre la pareille. » D’autant qu’il adorait parler de lui et de ses compétences. « Je dirais que je suis méthodique, que je suis capable de travailler en équipe, exigeant, consciencieux, que j’aime prendre part à des projets… Je mettrais d’ailleurs ces projets en valeur, mes recherches universitaires. C’est ce qui fait la différence dans mon domaine. » Bref. Les qualités et compétences du professeur parfait que Nate, en toute modestie, s’imaginait avoir. En toute modestie, exactement. « Mais on ne vise pas du tout le même type d’emploi, donc je crains que ce ne te soit pas d’une grande utilité. » Qu’il lui sourit. Absolument pas, d’ailleurs. Sauf si elle se reconnaissait dans une des qualités qu’ils pourraient alors exploiter.

Ted ne semblait pas passionnée par l’idée de retourner à l’université, même pour un simple emploi et non pour reprendre ses études. Il comprenait. Un peu, peut-être. Absolument pas concernant cette aversion pour les études supérieures, mais le fait de retourner dans un endroit où les souvenirs n’étaient pas que bons. Lui aurait bien du mal à remettre un pied  à Détroit, dans cette université qui l’avait vu évoluer et finalement chuter. Bref. Ce n’était pas le moment de se remémorer ce genre de choses. Hors propos. Surtout pour la jeune femme qui venait chez lui pour un coup de main, et pas se transformer en psychologue. Il ne réagit donc pas, et laissa la jeune femme prendre note de ces informations tout en sachant qu’elle n’y prêterait pas grande attention. Il avait compris, cette fois, qu’il fallait arrêter de lui vendre une place là-bas. Il finirait bien par le faire.

Puis le professeur essaya de répondre à sa question, de lui expliquer ce qu’elle pourrait mettre en avant dans sa lettre, dans sa présentation pour lui prouver qu’elle en avait, des compétences. Tout n’était qu’une question de point de vue, et un regard extérieur ne pouvait être que positif. Mais aussi un regard plus expérimenté, qui n’en aurait pas été capable à son âge. Quoique, la prétention de Nate l’avait toujours amené à se trouver des qualités sans problème. Autre débat. « C’est toujours plus facile avec un regard extérieur. Mais tu verras, tu auras le recul nécessaire un jour. Ça viendra. » Et ce n’était pas qu’une phrase bateau pour lui faire plaisir ou lui faire remarquer son jeune âge. Non, c’était une façon de la rassurer. C’était normal, rien de plus. Pourtant, Nate prenait le compliment et les flatteries avec plaisir. Comme d’habitude. Et c’est avec tout autant de plaisir qu’il se mit à parler de lui, de ses compétences et qualités professionnelles. La jeune femme semblait étonnée, qu’il puisse s’exprimer ainsi, si rapidement. Oh, il fallait savoir se vendre dans les milieux universitaires pour participer à divers projets. Nate ne faisait que lui ressortir l’un de ses discours. C’était très différent du quotidien de Ted, c’était vrai. Mais en aucun cas cela était un problème, au contraire. Elle n’avait qu’à trouver ce qui lui permettrait de s’épanouir comme le professeur et ses cours. Nate s’apprêtait à lui répondre lorsqu’il vit son regard se poser sur sa fille. Est-ce qu’elle en profiterait pour parler de son enfant, à elle ? Est-ce qu’il oserait une remarque, une question ? Non. Parce qu’elle reprit le sujet de la lettre. Dommage. « Oui, pour la forme c’est bien. Je séparerais ces deux parties mais sinon ça fonctionne. » Elle n’aurait plus qu’à reformuler, améliorer certains passages pour se mettre davantage en avant. Ce fut à ce moment-là que Joyce décida de se lever et de les rejoindre, son père surtout. Lui montrant le dessin, elle arborait un magnifique sourire, toute fière de son œuvre. Quelques mots furent échangés puis la petite regarda Ted un instant, avant de reprendre sa place sur le bureau de Casey. Allez, c’était le moment de se permettre une remarque hors sujet. « La boîte à musique avait plu ? » Spécialité Nate, de sortir un détail qui datait de quelques mois. Enfin, un détail pour certain, mais quelque chose d’important quand on était parent. Ted en ferait ce qu’elle voulait.