La vie de Nate semblait s’être trouvé un nouvel équilibre. Une relation stable, malgré quelques difficultés. Mais n’était-ce pas ce qui la rendait absolument normale ? Des journées régulières passées avec sa fille. Le retour au travail pour un semestre qui s’annonçait enfin calme. Sans problème personnel pour venir le déranger. Tout se mettait en place, avec les quelques obstacles, pour lui rappeler que rien n’était jamais acquis. Qu’il lui faudrait travailler, chaque jour de son existence, à rester cette version de lui-même dont il était plutôt fier. Un père, un compagnon, aimant et protecteur. Une bien meilleure personne qu’il avait pu être pendant plusieurs mois, et même pendant plusieurs années. Il profitait de cette bonne humeur avec Joyce pour sortir en ville, changer d’environnement et ne pas rester cloîtré chez lui. Et pour montrer son bonheur à tout le monde ? Peut-être. Il y avait tant de choses à faire dehors, malgré les températures basses et puis… il ne résisterait sans doute pas à acheter un petit quelque chose à sa fille en faisant un tour dans la partie commerçante de Redwood.

La petite famille errait alors dans la rue, regardant les vitrines, salivant même devant l’une d’entre elles avant de s’engouffrer dedans pour déguster une délicieuse pâtisserie. Miam. Vraiment délicieuse. Après avoir repris des forces, ils reprirent leur tour du centre mais furent interrompus. Oh non. Il reconnaissait cette voix, même s’il ne l’avait pas entendu depuis un certain temps. Violett. Enfin, ce n’était pas elle le problème. C’était lui. Son regard se posa sur cette silhouette qui lui donnait la nausée. Et en plus il osait faire un signe à sa fille ? Devant lui ? Quel connard. Nate affirma son emprise sur la main de sa fille. Hors de question qu’elle aille le voir. Il parvint, au milieu de toute cette rancœur, à détourner le regard sur sa nièce et lui sourire. Son cadeau d’anniversaire ? « Et qui te dit qu’il n’est pas déjà prêt... ? » C’est là que l’autre se permit de lui parler. Qui lui avait donné l’autorisation ? Le professeur redevint d’une froideur extrême avant de répondre sans même daigner le regarder : « Je sais. » Oui, enfin… non. Il avait totalement oublié. Et, même s’il haïssait son frère, comment pouvait-il laisser sa nièce subir leurs querelles ? Il rectifierait ça dans la journée et laisserait le cadeau devant chez eux. Ugh. Il devrait passer devant chez lui…

Une minute à peine et voilà que Nate en avait déjà assez. Son frère avait l’air perdu, gêné. Tant mieux. Qu’il se sente mal, très mal. Et pour longtemps. Pourtant, il n’avait pas envie de savourer cet instant. Savourer quoi ? Sa rancœur pour lui ? Cette tristesse profonde d’avoir perdu son frère qu’il n’avouerait jamais ? Autant partir avant que les insultes ne fusent et que les filles en soient témoins. « Viens Joyce, on a encore plein de choses à faire. » Marcher dans la rue ? Retourner à la maison ? Ne rien faire à part jouer chez Nate ? Oui, c’était ça, plein de choses à faire. Et c’était bien mieux que de traîner avec l’indésirable. « On peut pas rester un peu avec Violett et tonton Fynn ? » Tonton Fynn. Nouvelle nausée. C’était bien mieux de vivre dans le déni, alors qu’il savait pertinemment que sa fille était avec lui bien trop souvent. Plus souvent qu’avec lui-même ? Stop. Il ne fallait pas exploser devant elles. « Joyce... » Le ton du père était bien froid, trop froid. Une première avec la petite. Ne fais pas payer ta fille. Ne fais pas payer ta fille. « S’il te plait papa... » Et elle avait ses yeux presque suppliants. Ne fais pas payer ta fille. Pourquoi tout devait être si compliqué ? Il soupira, la laissant rejoindre sa cousine pour jouer ou se raconter tout un tas de choses. Lui, il attendrait impatiemment dans son coin, le plus loin possible de Tonton Fynn. Ou pas. Alors que les filles ne pouvaient pas les entendre, il se permit une première attaque. Trop de rancœur, il ne pouvait pas laisser passer l’occasion d’en déverser un peu. « Tu peux pas t’en empêcher, hein ? » De venir le narguer en plein centre-ville. De le déranger dans la journée qu’il passait avec sa fille. De le déranger, par sa simple existence.

Imbécile. Ils avaient peut-être leurs différends, mais Nate n’avait jamais été un frère assez ingrat pour oublier l’anniversaire de sa nièce. Quoi qu’il pense de lui, Fynn n’avait pas le droit de lui enlever son dévouement pour sa famille. Dévouement qui avait failli à plusieurs reprises, certes, mais le professeur avait toujours porté une grande attention à ses proches. Ce n’était pas de sa faute s’il était tombé sur un père raté et un frère qui ne valait pas beaucoup plus. Alors, à son comportement puéril, Nate ne put que lever les yeux au ciel. Bien sûr, qu’il la connaissait cette date. Et l’autre avait bien de la chance que les filles soient là ou il se serait pris une magnifique réflexion en pleine figure. Pour son plus grand désespoir, elles décidèrent d’ailleurs que la rencontre devait s’éterniser. Pour voir leurs pères s’écharper en pleine centre ville ? Génial. Exactement, Violett. Il n’y avait rien de mieux que de passer du temps ensemble.

C’est alors qu’ils finirent par se retrouver seuls, tous les deux, avec leurs filles qui s’étaient éloignées quelque peu pour discuter et s’amuser. Avouer qu’il ressentait un vif regret en les voyant si proches tout en étant absent de leur évolution ensemble ? Jamais de la vie. Jamais il n’avouerait que cette histoire ne le mettait pas dans une rage folle, mais dans une profonde peine dont il ne pourrait se débarrasser. Jamais. Alors, il préférait s’en prendre à son frère qui n’avait toujours pas eu l’intelligence de comprendre qu’il ferait mieux de se taire en sa présence. Marcher dans la rue… Quel idiot. S’il voulait se récupérer une scène, qu’il continue. Et sa façon de passer sa main dans ses cheveux… Ugh. Tout finissait par le rendre fou, avec cet individu. Mais la suite, c’était la totale. Complètement débile, oui, exactement. Pour Fynn, uniquement. Bla bla bla. Voilà ce que Nate finissait par entendre jusqu’à la révélation finale qui l’aurait enflammé s’ils n’avaient pas été en public. « La moitié de la semaine ?! » Parfait. Donc elle passait plus de temps chez Fynn que chez son propre père. Absolument parfait. Et il osait lui faire la morale, lui dire qu’il n’avait pas à craindre qu’il lui vole ? N’avait-il pas compris que, dans son esprit, c’était déjà fait ? Qu’il avait perdu cette bataille fictive et ridicule en sachant que son frère pouvait profiter de la présence de Joyce plus régulièrement que lui ? Stop, Nate. On arrête là avant d’incendier ce faux frère. « Oh non, on va pas se voir. Il fallait y réfléchir avant de…. » Il le savait. Faisant en sorte que les filles ne l’entendant pas, il baissa la voix tout en veillant à garder un ton toujours plus méprisant. « Mais t’es trop con pour ça, hein ? Ça t’est jamais venu à l’esprit que ça pouvait avoir des conséquences sur moi... » Ou il s’en moquait, ce qui serait pire. Si ça pouvait être pire. Merde, ce n’était pas une bonne chose de parler de l’impact, du poids que toute cette histoire lui imposait. Changement de stratégie. « Et c’est moi le capricieux égoïste ?! » Bien sûr, qu’il se faisait un plaisir de lui renvoyer ses remarques en pleine figure. Même si elles dataient d’un an ou presque. Parce que Nate, il n’oubliait rien de tout ce que Fynn lui faisait ou disait. C’était son frère, après tout.

A quoi s’attendait-il ? Que son frère saute de joie en apprenant qu’il passait la moitié de la semaine avec sa fille ? Alors que lui, son propre père, devait se contenter de quelques jours éparpillés ? Oui, il le méritait clairement son qualificatif de con. Nate lui rabâcherait à chaque fois, à chaque rencontre, pour que cette vérité finisse par intégrer son maigre cerveau. Imbécile. Égoïste. Connard. Tout était bon pour rabaisser ce frère qui semblait prendre plaisir à enterrer son cadet toujours un peu plus profondément. Il ne pouvait pas le comprendre ? Ou, au moins, faire semblant ? Avoir un peu d’empathie pour une fois dans sa vie ? Non, c’était un idiot. Il l’avait toujours été. Le raté de la famille, incapable de faire les choses correctement. Pas d’étude, pas de boulot. Juste le nom Fynn O’Reilly et l’échec pour synonyme. Au point où il en était, le géographe ne se souciait même plus des yeux de son frère montrant son exaspération. Tant mieux s’il était en colère. Tant mieux si lui aussi parvenait à lui pourrir la vie de la même manière. Ça ne rendrait que plus facile, plus acceptable, sa rancœur et ses envies d’effacer ce frère de sa vie. De le rendre inexistant. Un trait. Une bavure. Une tache sur l’arbre généalogique déjà raturé de partout. Un arbre généalogique aux allures immondes et révoltantes si Fynn osait aller plus loin avec la mère de Joyce. Mais ça, il semblait être le seul à le voir. Eh bien, Nate préférait être un pauvre con immature que d’accepter une réalité dégoûtante qu’on cherchait à lui vendre comme un véritable amour. Foutage de gueule. Exactement. Comme la suite. A peine avait-il repris la parole que Nate réagit, sans même attendre qu’il n’ait fini sa phrase. Deux frères en pleine dispute, à parler en même temps, tout en essayant de ne pas exploser pour éviter la terrible scène à des yeux innocents. « Tu essaies d’arranger les choses ? Tu te fous de ma gueule ? » La bonne blague. Enfin, la mauvaise blague. Fynn qui essayait d’arranger les choses. Un éclat de rire aurait pu briser le cours de leur conversation si le professeur n’était pas hors de lui. S’il n’avait pas entendu la fin. C’était bas. Très bas. Même venant de son frère excédé. Il savait à quel point cet épisode de sa vie le faisait souffrir, tout comme la comparaison que l’on pouvait faire avec leur père. Il le savait. Pertinemment. Et il s’engouffrait dans la faille. Sciemment. Pour pousser son frère à l’irréparable ?

Qu’est-ce qui le retenait de lui réserver le même sort qu’à Shelby ? Qu’est-ce qui le retenait de frapper son propre frère, pour se vider de cette colère, cette haine qu’il ne pouvait plus supporter ? Qu’est-ce qui le retenait de frapper, frapper, frapper, jusqu’à ne plus souffrir ? Ne plus rien ressentir ? Oh, il en avait plus qu’envie. Nate essayait de garder la tête haute, de toiser son frère d’un regard fier et belliqueux mais il n’en était pas moins brisé de l’intérieur. Ce n’était pourtant pas son genre de ressentir le besoin de faire appel à la violence, mais Fynn était de ceux qui pouvaient déclencher de terribles accès de fureur chez ce sanguin implacable. Son sang brûlait. Silence. Aucun mot. La seule solution, pour éviter un geste qui lui ferait perdre bien plus qu’il ne gagnerait. Pour éviter de lui offrir la victoire sur un plateau d’argent. Comment pouvait-il prendre un tel plaisir à lui parler ainsi ? A proférer toutes ces horreurs ? Qu’est-ce que Nate avait bien pu lui faire pour mériter d’être traité de la sorte ? Etait-il si dégoûté de lui-même et de sa relation avec Hesther qu’il ne trouvait qu’à blâmer son frère pour transférer son mal être ? Ce fut presque soulagé que le professeur entendit la suite. Enfin, il partait. « C’est ça, dégage. » Qu’il marmonna dans son coin en prenant soin de le dire assez haut pour que Fynn l’entende. Immature. Oui, peut-être. Mais ça avait au moins le mérite de laisser un peu de rancœur s’échapper pour la rendre plus facile à supporter. Peu après le départ des autres O’Reilly, Nate serra sa fille dans ses bras en lui répétant l’aimer très fort. La seule arme qu’il s’autorisait à utiliser avec elle pour défendre leurs liens. Ouf. Elle ne se plaignit pas du départ de sa cousine. Peut-être avait-elle senti la tension entre son père et son oncle. Peut-être pas. Au fond, Nate espérait l’en épargner même si une part de lui souhaitait qu’elle comprenne la situation et se range de son côté. Dans son camp. Comme à la guerre, où tous les coups étaient permis.